dimanche 19 août 2018

« GRANDES FIGURES DE CHEZ NOUS » : S’EVADER DU FORT DE HUY ? L’AVENTURE DE JULIEN LAHAUT ET DE SES CAMARADES



Sur les bords de la vallée de la Meuse, dominant la vieille ville de Huy, le fort se dresse imposant, massif et éclatant de ses pierres blanches.


Il a été bâti par les Hollandais, de 1818 à 1823, sur les ruines du château d’Erard de la Marck (détruit en 1718), dans le cadre de la ceinture Wellington sensée protéger les Pays Bas contre toute invasion venant de France et ce, après la défaite de Napoléon à Waterloo, et le Congrès de Vienne qui redessinait l’Europe en faveur des monarques et empereurs.
Pour les gens de la région, il est toujours « li Chestia » (le château), partie des 4 « merveilles » de Huy avec « li Rondia » (la rosace de la collégiale), « li Pontia » (le pont) et « li Bassinia » (la fontaine sur la Grand Place)
Aujourd’hui, le Fort est un mémorial national de la Résistance à l’occupation nazie de 1940 à 1944.
L'ancien siège de la Gestapo quai Dautrebande
Dès septembre 1940, en effet, le fort devint un camp de détention pour civils belges et étrangers et ensuite un bagne où séjournèrent plus de 7 000 opposants au régime de l'occupant, soit plus du double de détenus qu'à Breendonk. On y compte 1 240 français et de nombreuses autres nationalités. Il y eut également une centaine de femmes détenues dans le Fort. Les interrogatoires se passaient à la Kommandantur, dans le bâtiment actuellement occupé par l'Atelier Rock, quai Dautrebande. 

Tout visiteur du Fort ne peut qu’être impressionné par la configuration des lieux : planté sur un éperon rocheux extrêmement escarpé, culminant à 160 mètres d'altitude, ses soubassements sont à pic.
Qui pourrait penser pouvoir s’évader de pareille forteresse ? Et pourtant…

L’OPERATION SONNEWENDE

Le 22 juin 1941, à 4 heures du matin, les nazis attaquaient l’Union Soviétique.
En Belgique, la Gestapo et les feldgendarmes arrêtèrent tous les communistes et militants antifascistes dont ils possédaient les noms et qu’ils purent découvrir. Ils les jetèrent dans des camps qu’ils avaient installé à Breendonck et à Huy
Mon père, Arthur TONDEUR, a raconté comment lui, militant du parti communiste dans la région bruxelloise et journaliste à ‘La Voix du Peuple »,  avait vécu cette journée :
« Le 22 juin 1941, nous étions invités, les enfants, Mariette et moi chez une collègue à elle, dans le Brabant Wallon.
C’est là que nous avons appris par la radio, l’agression de Hitler contre l’Union Soviétique.
Rentrés dare-dare en ville, nous nous sommes informés : la Gestapo s’était effectivement présentée, le matin même, à notre domicile pour m’arrêter.
Ne me trouvant pas au gîte, elle avait emmené mon père comme otage : enfermé à la prison de St Gilles, il serait libéré si je me rendais.
Hébergé pendant 3 jours chez mon vieux parrain, et bien qu’Edgar Lallemand, ex directeur de « La Voix du Peuple », rencontré par hasard sur une plate-forme de tram me l’ait vivement déconseillé, j’ai fini par me rendre.
Enfermé à mon tour à St Gilles, d’où mon père fut effectivement libéré, je fus dès le lendemain transféré au camp de BREENDONK avec deux autres militants communistes (dont BORREMANS, qui fut par la suite Ministre des Travaux Publics dans le gouvernement Pierlot en 1944-45.)
Sur le mur de Breendonck
Deux mois après, je ne pesais plus que 45 kg et avais eu quelques crises d’épilepsie » (1)

Jules BOSMANT, (homme de lettres liégeois, membre actif du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, matricule 374 au Fort de Huy, a lui aussi raconté son arrestation à Liège. 
« Le 22 juin 1941, je fus arrêté au petit matin à mon domicile ; je fus pris au piège.
Je me trouvai avec stupéfaction, avec tous mes amis du CVIA : Jean Terfve, Paul Michot, Pierre Prévot, Paul Renotte, etc… ; quelques artistes, Scaufflaire, Daxhelet, Louis Dupont, dont on se demandait ce qu’ils faisaient là et le député Julien Lahaut.
Nous formions dans l’espace qui se rétrécissait, deux groupes distincts : d’un côté les intellectuels ou assimilés ; de l’autre, les ouvriers beaucoup plus nombreux, provenant surtout de la FN de Herstal et du bassin de Seraing.
Lors de notre arrivée au fort de Huy, nous avons trouvé un fort contingent de mineurs français du Pas-de-Calais, internés pour faits de grève depuis plusieurs mois.
Un jour, les Français avaient reçu l’ordre de se préparer au retour. Dans leur joie, les pauvres nous distribuaient tout ce qu’ils possédaient ; c’est vers l’Allemagne qu’on les avait embarqués ; le gros du contingent fut acheminé vers les sinistres camps de concentration.
(…) Quand il rentre en Belgique, Julien Lahaut devait constater : sur les 500 à 600 hommes arrêtés les 21 et 22 juin 1941, et internés à Huy, 35 seulement restaient encore en vie ; (…) Il ne devait pas être tellement loin de la vérité : de 1941 à 1945, c’est long, affreusement long, plus que l’espèce humaine n’en peut normalement supporter. » (2)

 
Dessin de Paul Daxhelet ( matricule 357) "La corvée" Huy 1941 dans IHOES 1999 (3)

LES TROIS TENTATIVES D’EVASIONS DE JULIEN LAHAUT
(extrait de :Bob Claessens - « Julien Lahaut, une vie au service du peuple »  SPE Bruxelles sd )

Au cours de leur chasse à l’homme, les brutes de la SIPOL trouvèrent Julien Lahaut chez lui, l’arrêtèrent, le rouèrent de coups et l’enfermèrent à la citadelle de HUY.
Ici, commence un long calvaire de 48 mois, qui n’allait prendre fin qu’à la libération du camp de Mauthausen en avril 1945.
« Dès le premier jour, il réconforta tous ses compagnons de captivité par son optimisme et sa bonne humeur contagieuse. Dans ses rapports avec le commandant du port il affirme les droits imprescriptibles des détenus. Il se refuse à toute compromission et lui déclare au cours d’une réunion :

« Votre métier est peut-être de nous garder, quant à nous, nous n’abandonnerons jamais l’espoir de recouvrer notre liberté et nous nous y emploierons par tous les moyens ».
Deux idées hantent Lahaut.
La première : organiser les prisonniers et faire fonctionner le Parti à l’intérieur du fort. Aider par trois ou quatre camarades il s’attèle immédiatement à cette tâche. Des résultats sont rapidement obtenus et les communistes de la citadelle de Huy apparaissent aux yeux de leurs compagnons de captivité comme les plus fermes dans leurs attitudes et les plus attachés à créer cette solidarité agissante qui seule va permettre de tenir le coup contre les entreprises de démoralisation de l’ennemi.
La seconde : s’évader. Julien Lahaut sait que de grandes luttes se préparent, que la guerre sera longue et que la Résistance qui s’organise de plus en plus a un besoin pressant de militants actifs et dévoués.
Sous sa conduite, le groupe des principaux militants du Parti emprisonnés à Huy se réunit, dresse la liste de ceux qui doivent tout mettre en œuvre pour s’évader et charge quelques camarades de dresser des plans d’évasion.
Une première formule est retenue : s’emparer de la citadelle par la force. Examinée dans
ses détails l’opération apparaît comme trop hasardeuse et susceptible de provoquer des massacres inutiles.
On retient alors l’idée d’une évasion à neuf. Parmi les neuf, sont retenus : Lahaut, Fernand Jacquemotte, Mosbeux, Renotte, Jean Terfve et quelques autres. Le plan est minutieusement dressé et un soir vers 19 heures l’opération est entreprise. Mais la meurtrière choisie pour permettre la sortie s’avère, à l’expérience, trop étroite. Heureusement l’alerte n’a pas été donnée et le groupe parvient à se replier en bon ordre sans éveiller l’attention des Allemands. Cet échec ne décourage pas Lahaut et ses amis. Quelques jours plus tard, il apparaît à l’examen qu’une sortie de nuit peut être tentée par l’imprimerie. Seuls deux camarades peuvent entreprendre l’expérience, ce sont Lahaut et Renotte car ils logent dans une chambre que l’on peut quitter la nuit sans trop de difficultés.
Par une nuit d’orage, ils tentent l’aventure. Les deux amis se rendent compte rapidement que seul Renotte pourra s’évader, car la carrure de Lahaut ne lui permet pas de se glisser dans l’étroit boyau qui conduit vers la liberté. Qu’à cela ne tienne. Lahaut aide Renotte de toute son énergie. Celui-ci parvient à se glisser hors de la citadelle et Lahaut, resté seul fait disparaître les traces de la fuite afin de dérouter les geôliers et regagne sa chambre avec au cœur la joie d’avoir rendu un camarade à la liberté et la volonté la plus tendue que jamais de trouver lui aussi le chemin de l’évasion.
Huit jours plus tard, un nouveau plan était dressé. Il avait été élaboré par Lahaut et Jean Terfve. L’opération était hasardeuse parce qu’elle devait se réaliser en plein jour, c’est-à-dire avant l’appel de 20 heures. D’autre part, les Allemands alertés par la fuite de Renotte avaient renforcé la surveillance.
Le 25 août, à 6 heures et quart, Lahaut et Terfve risquent leur chance. Ils gagnent sans difficulté les sous-sols de la citadelle. Une seule meurtrière est encore accessible, celle par laquelle entrent dans le fort les fils de l’éclairage électrique. Elle s’ouvre à huit mètres du sol. Il importe de se laisser glisser le long du mur et de sauter dans le vide.
Terfve risque le premier l’expérience. Elle réussit pleinement. Lahaut le suit. Au moment où il franchit l’ouverture, il heurte les fils électriques, reçoit la décharge et est projeté dans le vide. Il vient s’écraser huit mètres plus bas.
Le choc est amorti par les ronces qui croissent au pied du mur. Mais Lahaut est blessé à la tête. Pour trouver le chemin de la délivrance, il faut encore ramper pendant trente mètres, traverser le chemin de ronde où se trouvent deux sentinelles, escalader une muraille de rocher et traverser une prairie. Terfve prend les devants ; Lahaut le suit. Il reste dix minutes avant l’appel du soir, où l’évasion sera connue de tout le fort.
Lahaut a trop présumé de ses forces. Il tente un dernier effort mais, frappé par un évanouissement, tombe dans une roncée inextricable où une demi-heure plus tard,  les patrouilles allemandes lancées à la recherche des fugitifs le découvriront.
Les brutes allemandes s’acharnent sur lui, le rouent de coups et l’abandonnent à demi-mort au milieu de la place d’appel. Ils le jettent ensuite dans un cachot obscur où il passera plus de huit jours.
Ces traitements inhumains ne peuvent abattre son courage. Il reprend force et rejoindra quelques jours plus tard ses compagnons de captivité plus disposés que jamais à continuer la lutte. » (4)

DES FEMMES AU FORT DE HUY : CELINIE LECHARLIER

A Huy, le 22 juin 1941, parmi les communistes les plus actifs et les plus connus, il y a la famille Thonet : Joseph Thonet, membre du Comité central du PC est député permanent de la Province de Liège. (5)


L'ESPOIR (juin 1943)clandestin du PC HUY ( le 1er n° était sorti en nov 1940)
Très actif dans la Résistance à l’ennemi, dés l’occupation du pays en mai 1940.
Il raconte : « A peine, les Allemands installés à Huy, nous organisâmes la résistance à l’ennemi. Nous éditâmes 2 journaux clandestins pour dresser toute la population contre l’envahisseur. J’étais rédacteur de « L’Espoir ». Victor et Mariette en furent les premiers imprimeurs sur ronéo.
La machine à tirer était transportée alternativement dans des endroits sûrs et différents.
Victor fut particulièrement courageux. C’est lui qui grimpa sur le grand poteau qui existait Grand Place à cette époque et qui alla y arborer le drapeau rouge avec la faucille et le marteau, au grand dam des Allemands. Des ouvriers du téléphone furent requis pour aller enlever le drapeau.
Le 1er mai 1941, tous les camarades de Huy s’endimanchèrent et circulèrent en ville, arborant un œillet rouge. » (6)

Pas étonnant dès lors que le matin du 22 juin 1941, les gestapistes qui avaient été assistés par des dénonciateurs belges se présentent au domicile du camarade député permanent.
« Grâce à mon fils Victor, qui, malgré le danger, circulait à vélo en ville et dans les environs pour prévenir les camarades de se mettre à l’abri, je quittai mon domicile, et me rendit provisoirement et un peu imprudemment chez un de mes enfants.
J’étais en train de dîner lorsque les membres de la Gestapo se présentèrent.
Georgette m’alerta et je me rendis par le jardin chez un ami socialiste qui m’hébergea sans aucune réserve. (…) Je voyais par la fenêtre du voisin les Allemands aller jusqu’au fond du jardin pour me chercher. » (7)

Ensuite Joseph Thonet, alors que les Allemands le cherchaient partout dans Huy, se cacha une dizaine de jours chez un ami d’enfance d’opinion socialiste, celui- là même qui l’avait présenté à la JGS à l’âge de 15 ans.
Par la suite, sur directive de son parti, il rejoignit Bruxelles clandestinement et déguisé, et par la suite dirigea pendant toute la guerre, les fédérations du Parti Communiste clandestin de Thudinie, puis du Brabant Wallon.
Il fut un parmi les rares dirigeants communistes qui échappèrent aussi bien à l’opération Sonnewende, mais surtout aux arrestations massives de juillet 1943.

Ayant échappé à l’arrestation, c’est vers sa famille que les nazis se retournèrent : arrêter comme otages, le père, l’épouse, le fils était parmi leurs méthodes barbares.
« Lorsque je quittai mon domicile en juin 41, les Allemands vinrent 3 jours durant demander à ma femme, si je n’étais pas encore rentré. Le troisième jour, ils l’arrêtèrent comme otage ; Elle fut conduite à la citadelle (de Huy ndlr), où elle resta près de 6 mois - matricule 373- "zimmer" Z26 (en fait 4 mois ; elle fut libérée le 24 octobre ndlr)
Son moral fut particulièrement bon durant tout son séjour.
Elle y rencontra notamment nos amis Lahaut, Terfve et Renotte et de nombreux camarades belges et français.
CELINIE THONET - LECHARLIER ( Mémorial de la résistance Huy)

Elle parvint au bout de quelques semaines de séjours à y dépister un soldat antifasciste qui consentit à porter des correspondances chez  son frère et chez ses sœurs.
C’est par ce canal que ma femme trouva la possibilité de ravitailler notre ami Lahaut en viande et autres denrées. (8)
Célinie Lecharlier fut libérée le 24 octobre 1941.
Mais leur fils Victor, qui avait organisé une équipe de saboteurs résistants à Huy, et, arrêté, avait réussi à s’évader d’une auto en marche, devint le commandant du Corps 024 de Charleroi des Partisans Armés. Arrêté sur dénonciation après l’exécution par les Partisans du bourgmestre rexiste de Charleroi, torturé à Breendonck, il fut fusillé par les Allemands au Tir National le 20 avril 1943.
 Mariette, l'épouse de Victor, résistante, fut déportée à Ravensbrück.
Et leur fille Micheline Thonet, qui après l’assassinat de son frère par les nazis, avait, elle aussi, à 18 ans, rejoint le Front de l’Indépendance, avait été incarcérée à la prison de Huy d’où elle fut libérée par la Résistance.(9)
Même leur fils aîné, Joseph, fut, après la fuite de Victor, arrêté comme otage pendant 1 mois.


Voilà , ami lecteur quelques « grandes figures de chez nous » à garder en mémoire quand on visite le Fort de Huy.
Et particulièrement, en ce 18 août, celle de Julien Lahaut.
Il y a exactement 68 ans, le 18 aout 1950, il était assassiné à son domicile à Seraing par deux tueurs.
L’enquête récente menée par des historiens a révélé en 2015, que les assassins avaient été recrutés par un réseau anticommuniste, soutenu par le patronat de grandes entreprises et bénéficiant de soutiens policiers et à la Sûreté de l ' Etat. (10)



Ce blog est en quelque sorte un hommage « hutois » à cette personnalité hors du commun.




NOTES 

(1) Arthur Tondeur :" lettre à mon ami Jean Camion; voir 
 
(2) "le matricule 374 témoigne" cité dans Paul Daxhelet : "Au fort de Huy été 1941" p 21 IHOES Seraing 1999 

(3) ibid " Les 17 dessins de Paul Daxhelet" p 29


(4) Bob Claessens - « Julien Lahaut, une vie au service du peuple »pp 28-30  SPE Bruxelles sd
en ligne sur 

(5) sur Joseph Thonet voir
 GOTOVITCH, José : "VictorThonet (1883-1973)", Bruxelles CArCOB 2016 http://www.carcob.eu/IMG/pdf/biographie_victor_thonet.pdf

(6) Joseph Thonet :Mémoires et souvenirs; 23. La guerre de 1940-1945; Bruxelles, s.d. 

(7) ibid

(8) ibid 

(9) Sur Micheline Thonet:

(10)
Qui a tué Julien Lahaut ? Les ombres de la guerre froide en Belgique [Emmanuel Gerard (éd.), Widukind De Ridder & Françoise Muller], Waterloo, Renaissance du livre/CegeSoma, 2015, 16 x 24 cm, 350 p.