jeudi 13 novembre 2014

1914 -1918 : UOMINI CONTRO : JEAN TOUSSEUL , OUVRIER CARRIER ET ECRIVAIN MILITANT .



Je continue ici ma découverte des « HOMMES CONTRE » , de ceux qui d'une manière ou d'une autre ont protesté contre la guerre impérialiste de 1914-1918, l'ont dit, et bien souvent l'ont payé
par la répression nationaliste et patriotarde qui a frappé indistinctement ,en 1918,les opposants à la guerre : simples pacifistes, internationalistes socialistes, anarchistes , ou aussi, bien sûr, les « activistes » flamingants.

A l'école primaire, mon anthologie de français était émaillée de textes de JEAN TOUSSEUL , qui servaient d'ailleurs souvent de sujets de dictée.
J'en garde l'image qu'on a voulu nous en donner : un écrivain régionaliste, qui comme HUBERT KRAYNS , a ancré ses romans dans le tissus régional de WALLONIE.
En l' occurrence pour JEAN TOUSSEUL, dans la douceur des bords de MEUSE autour de SEILLES et d' ANDENNE.
Il fait partie des « CENT WALLONS DU SIECLE » de l' INSITUT JULES DESTREE.
Et aussi de nos écrivains oubliés ; d' ailleurs il n'y a plus dans nos écoles d'anthologie de français...
Pour la biographie de JEAN TOUSSUL, voir
Mais , en ce centenaire de 1914-1918, il nous faut célébrer un autre JEAN TOUSSEUL : le « prolétaire écrivain » pacifiste, arrêté pour « propos défaitistes » en décembre 1918.

En 1990, l'IHOES (INSTITUT D'HISTOIRE OUVRIERE ECONOMIQUE ET SOCIALE) a monté , à l'occasion du centenaire de JEAN TOUSSEUL, une exposition « JEAN TOUSSEUL ET LE MOUVEMENT SOCIAL DE SON TEMPS »
Et ce sont les panneaux de cette belle exposition ,heureusement conservés qui m'ont guidé pour la rédaction de ce blog.
Et j'y ai découvert, au delà de la description des coteaux de MEUSE, un ouvrier des carrières, fils d'ouvrier des fours à zinc de SCLAIGNEAUX, OLIVIER DEGEE . Devenu écrivain autodidacte, il prendra en 1916 le nom de plume de JEAN TOUSSEUL, et décrira la réalité sociale de son temps.


OLIVIER DEGEE, OUVRIER CARRIER A SEILLES, CHEZ LES COLLINET.
  Nous sommes au pays des carrières de calcaire, des mines d'oligiste, des fosses à terre plastique, des fours à chaux, des moulins de minerai, des usines de produits réfractaires : SCLAYN, SCLAIGNEAUX, ANTON, SEILLES, ANDENNE.
Des fonderies sont venues s'installer aussi sur les berges, mais la vie des chantiers où l'on abat les roches de calcaire, anime toute la région 

« Mon père qui n'avait jamais vécu à la campagne eut à choisir entre un champ qui nous eût nourris et l'usine ; Il choisit celle ci : deux fois par semaine, il allait se faire cuire24 h devant les fours à zinc de la vallée.
C'est ainsi que je ne le vis guère durant mon enfance. »
JEAN TOUSSEUL : « La route incertaine »

Lui même , en 1908 ,à 18 ans , est engagé comme ouvrier carrier aux CARRIERES ET FOURS A CHAUX DE LA MEUSE à SEILLES.
«Allez!carriers arrachez par le fer et la dynamite, le calcaire à la terre , le danger permanent, mais oublié sur la tête – avez-vous le temps d'y songer ? - chargez votre caisse, poussez la jusqu'aux taques où l'on vous donnera un « vide », chargez le encore, donnez cent mille coups de maquette, détachez ce bloc qu'il faut fuir,dépecer et charger, par cent livres d'un coup.
Allez carriers, jusqu'au soleil couchant, jusqu'au soir de la vie, jusqu'à la destruction complète de l'être, qui très tôt , « n'en voudra plus ».
Luttez, comme des bêtes âpres au gain, pour nourrir de vos sueurs de galère et de sang, le cabaretier obèse qui est en train de devenir maïeur en cultivant ses salades et sa flemme»
Extrait de « Les carriers »(1913)  publié dans « La mort de petite Blanche » - Huy 1918 
 

Dans L'ADOLESCENT ( février 1918), il décrit aussi avec beaucoup de vérité, et de manière largement autobiographique, le travail des carriers et des chaufourniers :

« On l'occupa sur les gueulards. Il travailla sous les ordres d'un brave homme de chaufournier, très grand, très mince , très asthmatique.
Pierre apportait de l'eau dans les fosses et remuait le charbon avec une houe.
L'eau gelait dans ses sabots. L'homme par gestes rythmés et larges de sa pelle couvrait le lit de moellons avec la houille humide .
Parfois une pierre s'en échappait dans une détonation.., Les gaz montaient des gueulards. Le gamin était ivre.Il avait les jambes molles, le fond du palais sec, la langue dure comme un caillou. »
...
Extrait de « La mort de petite Blanche  (Biographie d'un traîne-misère) » - Huy 1918

GEORGES EEKHOUD écrira une préface élogieuse pour « LA MORT DE PETITE BLANCHE » et y retranscrit une lettre de TOUSSEUL.
carnet d'ouvrier d'OLIVIER DEGEE
« Voici mon histoire en quelques lignes...
J'ai 27 ans. Mon père – il est mort le cher homme - travaillait aux fours à zinc de SCLAIGNEAUX. Je fréquentai l'école primaire de SEILLES et , pendant 2 ans l' Ecole Moyenne d' ANDENNE.
J'étais un mauvais élève.
Je lisais les hommes de chez nous : EEKHOUD, LEMONNIER, PICARD et les autres.
Je tombai malade et, sur les conseils du médecin, je me promenai dans les bois de mon village.
C'est ainsi que je fis des vers. Je publiai LE MUET à 16 ans et MAR-JO à 18ans. (Toutes les pages
que vous avez lues ont été écrites avant mes 20 ans)
A 18 ans, j'entrai comme ouvrier aux carrières de SEILLES. : Le travail de la pierre me tuait ;je dus m'en aller.
Je vécus misérablement de ma plume. Personne ne m'encouragea.
Désespéré, je retournai casser des pierres . J'y suis resté . Un peu avant la guerre, j'entrai dans les bureaux de l'administration.... »

JEAN TOUSSEUL écrira aussi à GEORGES EEKHOUD :
« Lorsque je griffonnais cette page au crayon – il n' y avait ni encre, ni plume là bas- dans une baraque des carrières de mon pays, je ne soupçonnais guère qu 'elle serait commentée un jour par le grand EEKHOUD à l' UNIVERSITE NOUVELLE.
JEAN TOUSSEUL et GEORGES EEKHOUD
Je termine un livre de nouvelles qui paraîtra en mars prochain .
J'y défends les pauvres, les ouvriers, les infirmes, les ivrognes, les parias, les prostituées.
J'y maudis les mauvais riches, les cabaretiers, les ... ?.
J'y parle surtout de mes frères d'ergastule (*), les ouvriers."
(*ergastule, mot d'origine latine= prison pour esclaves)
Lettre à G. EEKHOUD 8 février 1918


Il dira aussi : « J'avais vu depuis ma plus tendre enfance ce qu'on appelle les inégalités sociales. Je devins évidemment un écrivain militant. »
Jean TOUSSEUL interrogé par un journaliste 1930

100 ANS PLUS TARD , LA DYNASTIE COLLINET PLUS FLORISSANTE QUE JAMAIS

Attention, ami lecteur, nous ne sommes pas en terrain inconnu.
Et l'histoire ,là nous ramène au présent !
« Le groupe CARMEUSE a trouvé son origine dans une société fondée en 1860.
Devenue par la suite la SA des Carrières et Fours à Chaux de la Meuse, en 1912, elle était entièrement consacrée aux oxydes, hydroxydes de calcium, carbonates et à la dolomie »
« L’aventure CARMEUSE débute en 1860 dans une carrière d’AMPSIN, en bord de la Meuse. Elle tombera plus tard dans l’escarcelle de l’avocat et homme politique catholique , réactionnaire d' ancien régime, LEON COLLINET .
Il sera maïeur d' HUCCORGNE .
Lui et ses descendants vont racheter les carriers indépendants de la région pour constituer le groupe. Jusqu’à la seconde guerre mondiale, le métier évolue peu. Les pierres sont cassées au maillet « 
Aujourd'hui, la dynastie COLLINET, est toujours là , plus florissante que jamais .
Comme le titrait « L'ECHO » du 12 juin 2010 ,
« Chez les COLLINET, on casse des cailloux depuis 150 ans. Une histoire de famille » !!!
Sauf que les cailloux , ce sont les milliers d' OLIVIER DEGEE qui les ont cassés.

C'est l' arrière petit fils du patron de OLIVIER DEGEE, LEON COLLINET fils , le baron RODOLPHE COLLINET qui est l'actuel CEO de CARMEUSE, devenue une multinationale de la chaux.
Le journal « LA MEUSE » du 17/07/2014 a publié un tableau des fortunes en BELGIQUE où la famille COLLINET est à la 20ème place avec une fortune de 660 millions d' € , en hausse de 185 millions d' € par rapport à l'année précédente !
Son père , tout aussi baron et précédent CEO , DOMINIQUE COLLINET avait déjà attiré l'attention :
Fortune 2007 : 489 millions € (+219% depuis 2000)

extrait de MARCO VAN HEES:L'homme-qui-parle-à-loreille-des-riches
voir http://www.frerealbert.be/fortunes/fortunes-diverses/ca-sest-enrichi-prs-de-chez-vous/
« CARMEUSE est aujourd'hui le deuxième producteur mondial de chaux. Son centre de coordination (0,8% d'impôts en 2005) a été naguère dirigé par Didier Reynders qui, devenu ministre des Finances, a tout fait pour défendre les centres de coordination condamnés par l’Union européenne. Pour maintenir leurs avantages fiscaux, REYNDERS a inventé les «intérêts notionnels» ».
  Comme quoi, l'austérité ou même la rigueur n'est pas pour tout le monde , et le blocage des revenus, nécessaire à la compétitivité des entreprises , ne concerne manifestement pas  Messieurs les barons !
 
 

Ceci dit, JEAN TOUSSEUL est célébré dans l'ouvrage commémoratif des 150 ans de CARMEUSE : « PAR L'EFFORT ET PAR LE FEU » Histoire d'un groupe chaufournier – FONDS MERCATOR 2010 comme « témoin privilégié de l'industrie chaufournière avant 1914 »


JEAN TOUSSEUL ,CONTRE LA GUERRE  : CELLULE 158 A LA PRISON SAINT LEONARD

Août 1914 : l'armée impériale du KAYSER déferle sur la BELGIQUE, avec la bénédiction de la social démocratie allemande , qui en l'espace d'une nuit s'est rangée derrière sa propre bourgeoisie.
La région d'ANDENNE – SEILLES est le théâtre d'un des plus grands massacres de populations civiles les 20 et 21 août 1914.
Jean TOUSSEUL était présent et tous les hommes de la famille de sa jeune femme , MAGDELEINE HUBAUX, sont massacrés.
Il écrira plus tard:
« Je n'ai pas fait la guerre de 14-18, mais j'ai connu la terrible invasion de la VALLEE DE LA MEUSE.
Quatre cents de mes concitoyens ont été tués ou carbonisés autour de moi.
J'ai eu assez de sang froid pour échapper à six tueurs ivres .
La guerre est une stupidité sans bornes . Et je crois que les hommes portent la guerre en eux comme un mauvais levain. » 15/10/1938

«Je fais la guerre aux voleurs et aux jusqu' auboutistes.
Voilà quatre ans que je crie le mot de JESUS CHRIST : « AIMEZ VOUS LES UNS LES AUTRES »
On me hait ici. Qu'importe ! »
Lettre à G. EEKHOUD 22 juin 1918

En août 1918,( le 28) il écrit , sous le pseudo FIGULUS ,dans le journal namurois « L'ECHO DE SAMBRE ET MEUSE » un article ironique sur les mensonges de la propagande de guerre de la presse .
« D'ailleurs de nos jours, on martyrise odieusement l'histoire
Combien de fois le KRONPRINZ a t' il été fait prisonnier ?
Les troupes qui passaient sur telle ou telle ligne de chemin de fer, faisaient 2 ou 3 fois le tour de la BELGIQUE pour nous faire accroire que l'armée allemande était nombreuse.
L'armée du général X a été encerclée sept fois, et celle du général Z décimées complètement quatre fois ., plus ou moins, comme à confesse...
Il y a belle lurette que les statisticiens ententophiles savent qu'il n'y a plus un seul allemand !.
Les DARDANELLES ont été franchies huit fois , METZ est tombée cinq fois et les RUSSES sont venus jusqu'aux portes de BUDAPEST !!!
En janvier 1915, on niait encore la chute d' ANVERS !!!
Est ce que PAQUES est passé ? Dommage. Alors ce sera à la TRINITE comme dans MALBOROUGH, ou à la NOEL que sonneront les cloches de la Paix
Vous m' allez dire  ;  « Vous avez tort de ridiculiser ainsi vos compatriotes. Tous les belligérants font comme nous. La Presse ment partout ! » etc.
Je le crois aisément, lecteur, mais si je tiens à rappeler ces « canards », c'est parce que les stratèges qui les ont pondus et couvés – des tripoteurs de carte et des rabâcheurs de lieux communs - sont presque tous aujourd'hui de fervents jusqu'au boutistes, des magots qui prennent le nom d'un port pour un nom d' homme...
Bellicistes aveugles et obèses, qui n'avez jamais vu les tranchées que dans les illustrés de foire, étudiez la géographie, et l'histoire , surtout ! »


Et le voilà le « crime » de OLIVIER DEGEE !
Cette satire de  la presse sera considérée après l' ARMISTICE en 1918 comme « propos défaitistes » .
ET deuxième crime : leur publication dans un journal paraissant sous contrôle allemand : «  l'ECHO DE SAMBRE ET MEUSE »

TOUSSEUL a aussi publié dans la « petite gazette de « LA BELGIQUE » des 20-21 mai 1918 une satire du CNSA ( Comité National de Secours et d'Alimentation), et de ses ventes de vêtements à bon marché. Journal paraissant aussi sous contrôle de l'occupant allemand , comme d'ailleurs toute la presse « légale » en BELGIQUE occupée.
JEAN TOUSSEUL est arrêté le 10 décembre 1918 , et incarcéré à la prison SAINT LEONARD, où il occupera la cellule 158.
Il sera transféré par la suite à la prison de SAINT GILLES.
 La démarche du pouvoir est toujours la même : assimiler les opposants à la guerre à des traîtres à la patrie, au service de l'occupant.
Mais,  sous l'effet d'une campagne internationale pour sa libération, il bénéficiera d'un non lieu le 10 avril 1919, après 4 mois de prison.

Nous l'avons vu , la guerre 14 - 18 a généré une onde de chauvinisme et de patriotisme ultra nationaliste, alimentée par les nationalistes « belgicains » , mais aussi par les sociaux démocrates        ( notamment JULES DESTREE, mais aussi le POB dans son ensemble ), qu'on a appelé le « jusqu'au boutisme. »
Et à l' ARMISTICE, ils s'en donnent à coeur joie : arrestations, campagnes de presse, interdictions professionnelles, condamnations, interdictions de séjour etc.
Cette guerre, présentée comme une guerre pour la démocratie, a ,en fait, été un étouffoir de la démocratie et de la liberté d'expression , qui a perduré peu ou prou jusque dans les années 30, jusqu'au développement du mouvement démocratique antifasciste.

ROMAIN ROLLAND et HENRI BARBUSSE : SOUTIEN A JEAN TOUSSEUL

« J'ai appris que JEAN TOUSSEUL venait d'être emprisonné à LIEGE sous l'inculpation de pacifisme ou d'humanisme...
PORTRAIT DE ROMAIN ROLLAND
J'ai tout lieu de craindre qu'une recommandation de moi , à l'heure actuelle ne soit un grief de plus à sa charge.
Mais je crois utile de m'adresser à vous dont la largeur d'esprit m'est connue.
Et comme je crois que l'auteur de «  La mort de Petite Blanche » pourra être plus tard un honneur littéraire pour la BELGIQUE, je tiens à mettre en garde contre le triste effet que pourrait avoir sa condamnation – en des temps plus sereins.
Lettre de ROMAIN ROLLAND (prix NOBEL 1915) à EMILE VANDERVELDE

« ... il crut juste de ne pas acquiescer aux excès du militarisme et à la prolongation inutile de la guerre, et il crut de plus que son devoir était de dire tout haut ce qu'il pensait à ce sujet.
La hideuse et ignoble accusation de défaitisme...fit une noble victime de plus »
Préface de HENRI BARBUSSE à « LA MELANCOLIQUE AVENTURE »

Après sa libération , JEAN TOUSSEUL s'activera à développer à LIEGE le mouvement CLARTE , qui a grandi autour d' HENRI BARBUSSE

"La section liégeoise du groupe « CLARTE » ... informe les intellectuels que le groupe ne s'occupe ni de politique, ni de religion.
Toutes les convictions lui plaisent. Elle n'en exige qu'une de ses membres : le souci de la fraternité humaine. Il ne sera pas toujours dit qu'on livrera des millions d'hommes aux seuls monarques et hommes politiques 
Pour les adhésions, s'adresser à JEAN TOUSSEUL, 50 place des VENNES à LIEGE."

Le mouvement CLARTE qui se développera aussi en FLANDRE est le porteur de ce bouillonnement d'idées , à la fois riche et confus, de l'immédiat après guerre, qui regroupe, pacifisme, anarchisme, internationalisme, communisme , soutien à la révolution russe.

Par la suite , à travers une vie personnelle torturée, JEAN TOUSSEUL se ralliera plutôt au POB, redevenu après 1921, antimilitariste par la magie d'un retournement de veste dont lui seul a le secret...
Il sera journaliste à « EN WALLONIE », employé au syndicat des cheminots, candidat sur les listes POB à BRUXELLES.
Pour enfin, se consacrer entièrement à partir de 1926 à son métier d'écrivain.
Il aura en 1937 le prix triennal de littérature, une des principales distinctions de la littérature belge d'expression française.
Il sera considéré comme un écrivain prolétarien et restera proche,notamment de HENRI BARBUSSE à travers la revue MONDE, qui parait de 1928 à 1935.




Toujours, son refus de la guerre 14-18 et du jusqu'au boutisme restera dans ses écrits
En voici 2 larges extraits.

LA VIGIE

« En ces temps là, le petit village de MEUSE n'avait pas bonne mine : on ne reconstruisait pas les maisons incendiées , et dans les champs, il y avait des croix en bois.
La guerre avait passé sur les deux rives du fleuve, et tout autour du village, s'affaissaient d'autres maisons brûlées, et vacillaient d'autres croix de bois à l'abandon.
Figurez vous dans ce décor, un jeune paysan que l'enseignement de TOLSTOI avait touché, qui ignorait tout de la politique, qui vivait dans l'adoration de sa petite fille et qui avait vu venir la guerre.
Et quelle guerre !
Près de 500 civils désarmés, lâchement assassinés : tous gens qu'on connaissait par leur nom et qu'on aimait et qui étaient morts sans comprendre.
Dans l'esprit du jeune paysan, TOLSTOI était mort, lui aussi , et DIEU, qui eut sa croix dans la campagne.Toute croyance s'écroule, on est traqué par les puissances du doute, on est très malheureux.
Or un jour, le jeune paysan trouva un Belge qui hait la guerre.
Il s'accroche à lui.
Un autre arrive. Que c'est bon et comme on va se recueillir ensemble !
Un troisième lui aussi !
On fait 15 et 25 km pour se voir. Est on toujours d'accord ?
Joie ! On est toujours d'accord !
Un dimanche, le troisième apporte une grande nouvelle : ROMAIN ROLLAND est contre la guerre !
Qu'on excuse le paysan : il ne connaissait pas ROMAIN ROLLAND.
Mais l'annonciateur dit : « c'est l'auteur de JEAN CHRISTOPHE », le plus grand roman de l'époque . »
Nous ne l'avions pas lu. Mais de savoir que un écrivain français avait osé se dresser contre la mêlée, le ciel riait au dessus de notre tête : nous n'étions plus seuls au monde.
L'horizon rebondit jusqu'aux océans. »
JEAN TOUSSEUL - LA VIGIE septembre 1925
Pour un numéro d' « EUROPE » consacré à ROMAIN ROLLAND pour son 60ème anniversaire



LA RAFALE

(Quatrième roman de la série des Jean Clarambaux : Le village gris - Le retour – L'éclaircie – La rafale – Le testament.) 
 
   La misère régnait sur tout le pays. Chassés par la famine des cités industrielles du pays de Liège, des mendiants squelettiques allaient de porte en porte pour quémander une pomme de terre, un rutabaga, une croûte de pain, une poignée de froment, une betterave ou un navet. Tout vint à manquer et les Allemands avaient supprimé les distributions de soupe aux affamés du village. Tous les chevaux furent réquisitionnés.
    Comme si cette situation n'était pas suffisamment alarmante, les Allemands se mirent à déporter un grand nombre d'hommes valides pour travailler en Allemagne. 
                                                                  (.....)

La guerre était vraiment trop longue, les gens n'en pouvaient plus. Les mauvaises nouvelles se multipliaient : le front des alliés s'ébranlait et se déchirait, l'avance allemande roulait jusqu'à soixante kilomètres de Paris. En Flandre, les Britanniques se repliaient sur Ypres. Les trains de blessés allemands se succédaient sans interruption, et on avait transformé les temples de Mons en hôpitaux. La boucherie était horrible.
(....)
On se mit à se disputer entre voisins pour des idées à propos de la guerre. Les uns, jusqu'au boutistes", voulaient qu'elle continue pour écraser les Allemands jusqu'au dernier mais d'autres, pacifistes, dont Jean se fit le porte-parole, pensaient que la prolongation de la guerre était odieuse puisque l'Allemagne était battue et qu'on allait encore sacrifier en vain des dizaines de milliers d'hommes par "dignité militaire". "Il ne faut plus qu'on tue", répétait-il.
     Le maître d'école s'était assuré ainsi de nombreux ennemis. Mais il continuait sa campagne. Il parlait vraiment au nom de la muette misère et de la peureuse torture des faibles. Il était indiciblement fort dans sa solitude.
(....)
Alors qu'on était sans nouvelles fiables sur le déroulement de la guerre, un avion allemand taub fit des figures acrobatiques au-dessus de la région, puis les cloches se mirent à sonner dans tout le pays. Pleurant silencieusement, M. Nalonsart finit par dire : "—Enfin, on ne tue plus. Est-ce possible?". Le village redevint bruyant comme aux jours des frairies passées : des gens couraient sur les routes, on s'embrassait. Le drapeau belge flottait sur le toit pointu de l'église et un drapeau rouge bougeait sur la tour de la kommandantur. Un train passa, bondé d'Allemands qui agitaient des drapeaux pourpres pour saluer les paysans qui regardaient passer la révolution. Une grande partie de l'armée allemande désertait.
(....)
M. Nalonsart réfutait l'argument de ceux qui disaient que les Allemands étaient punis, en rétorquant que les punis étaient les morts, des innocents, et les enfants débilités, et les ménages ruinés, matériellement et moralement. Il ajoutait que les coupables allemands n'étaient pas tués parce que des états-majors alliés ont épargné les états-majors germaniques. Le capitaine Jungklaus le lui avait avoué. Et à ceux qui prétendaient faire justice en allant tuer eux-mêmes les bourreaux d'Andenne, de Rossignol ou d'ailleurs, il répondait que le droit de punir appartenait aux grands de ce monde et qu'ils ne punissent jamais les grands. Il prévoyait qu'on célébrerait la victoire sur les cadavres de 30 ou 40.000 pauvres petits soldats belges. A ceux qui prétendaient qu'on n'oserait plus faire la guerre, il répondait qu'il y aurait des guerres aussi longtemps que les hommes n'oseraient pas désobéir et qu'ils conserveraient leur âme d'esclaves.
   Les voisins étaient peu convaincus par les propos de M. Nalonsart. Il disait des choses que personne ne pensait et, de plus, il les disait dans une autre langue que la leur. Il parlait très mal le wallon et, lorsqu'il avait besoin de plus de trois mots pour exprimer sa pensée, il se servait aussitôt du langage des écoles. Il n'était pas des leurs.
 (.....)
     Resté seul avec Jean alors que tous les villageois étaient partis à la rencontre des alliés canadiens dont on annonçait l'arrivée, M. Nalonsart lui dit :
  "—Clarambaux, il faut se garder, ferme comme un roc, malgré les marées de sottises et de mensonges.
Convaincre son entourage serait le principal, mais, crois-moi, Clarambaux, l'homme peut se consoler de n'y avoir pas réussi en constatant que quatre années d'ignominies ont déferlé autour de ses idées sans avoir d'influence sur elles.
Voilà, lorsqu'on est vaincu, comme les meilleures des consciences le furent depuis 1914, voilà l'unique beauté de la vie, Clarambaux".