lundi 27 avril 2015

LES ANNEES GRAINDORGE : 1960-1970, UNE GRANDE DECENNIE






Beaucoup est écrit ces derniers jours sur l'avocat MICHEL GRAINDORGE , le défenseur des 13 de CLABECQ, des familles des victimes des tueurs du Brabant ou sur son action contre les génocidaires rwandais.
Beaucoup est écrit aussi sur « l'affaire Graindorge » où il fut emprisonné en 1979, pendant 4 mois de détention préventive , inculpé de complicité dans l'évasion avec prise d'otage de son client François Besse.  Il sera ensuite complètement acquitté.
J'ai, quant à moi, partagé, quotidiennement, de 1961 à 1968 ses années du Parti Communiste, - ou DES Partis communistes-puisque nous avons ,ensemble avec bien d'autres camarades , été militants actifs de 3 « variantes », « dissidences » , « tendances »..
Bouleversé par sa disparition, je veux lui rendre hommage en retraçant ici  comment j'ai vécu ces 10  années de combat commun.

LA GRANDE GREVE
J'ai rencontré pour la première fois Michel aux piquets de grève de l'ULB en janvier 1961 , dans la grande grève 60-61. Lui étudiant en droit en 2ème candi , moi jeune bleu de 1ère Polytech.
Entre les participations aux grandes manifestations à la Maison du Peuple contre la loi unique, nous voulions arrêter le fonctionnement de l' ULB qui prenait ainsi sa place aux côtés du mouvement ouvrier et syndical.
En face de nous, en « contre piquet », chargé d'assurer la « liberté d'étudier », HERMAN DE CROO, président des Etudiants Libéraux et futur ministre et président de la Chambre et ses amis.
Michel était aux Etudiants communistes et membre du parti.
Dans « En avant » , la revue des EC de janvier 1962, Michel écrira :
« Jamais autant que qu'à la Grande Grève, nous avons senti la faillite de notre société. Qu'on ne s'y trompe pas ! Ce n'est pas par romantisme ou par exaltation puérile que nous avons fait grève si nombreux aux cotés des ouvriers ; Les étudiants se rendent compte de plus en plus que notre vieux régime n'est plus capable de résoudre ses problèmes, que sa « démocratie » sert une petite classe de parasites, que la machine de l'état appartient à quelques mains seulement et que l'ensemble de la population , ouvriers, paysans, intellectuels n'est pas maître de la nation.
Nous avons clairement exprimé notre opposition à la loi unique, et nous avons dit pourquoi nous y étions opposés.
Mais par delà cette loi unique, nous avons montré notre aspiration à changer profondément notre société. »-  en avant- n°16 p 42

BATAILLE POUR LA CULTURE
A la rentrée universitaire d'octobre 1961, c'est Michel qui devient le « secrétaire politique «  du Cercle des Etudiants Communistes de l' ULB ».

article sur marxisme et religion En avant n°17-18
Très vite, le style change : il lance une « bataille pour la culture » avec des visites de musées, des conférences spécifiques à chaque discipline, la participation à la Semaine de la Pensée Marxiste à Paris.
Brecht s'invite à la Cité av Paul Héger avec la présentation par le Théâtre Populaire de «  Si les requins étaient des hommes » . Salle comble.
Aussi le renforcement des EC est un objectif :250 membres au 1er MAI. Je me souviens, motivé par Michel avoir arpenté les couloirs, cartes d'adhésion à la main pour réaliser ces objectifs.
En même temps grosse offensive sur le syndicalisme étudiant .
Mais par delà le rayonnement culturel du marxisme, c'est la question de la libération du Tiers Monde qui est au centre de nos préoccupations : Cuba, le Congo et l'Algérie, avec la lutte contre l'OAS et contre les groupes fascistes belges , dont – le MAC (Mouvement d'Action Civique).
Et nous étions dans la rue après le massacre du métro CHARONNE – quand plusieurs manifestants anti OAS furent tués par la police à Paris en 1962.
Un CUAC Comité universitaire anti colonialiste est créé , qui invite JACQUES VERGES, et participe, le 12 mars 1962, à une conférence de JP SARTRE en collaboration avec le cercle du Libre Examen, le Comité pour la Paix en Algérie, devant 6000 personnes dans la grande salle du Centre Rogier.
 Et ça discute ferme, entre camarades à la Cité : le rôles des communistes dans les révolutions ,+ bien sûr, STALINE, le XXIIème congrès du PCUS etc.
Les EC sont manifestement l'organisation étudiante la plus dynamique.
Michel en a une grande part du mérite .
Toujours très présent sur le terrain, ouvert à, tous, il était un vrai dirigeant étudiant, à l'écoute de tous, et écouté par tous - aussi bien les présidents plutôt droitiers des cercles facultaires que nos camarades trotsk. des ES.
Il était et a toujours été un homme de dialogue et d'écoute , ayant du temps pour chacun. Quand il arrivait à la Cité, il fallait avoir la patience de l'attendre : un mot avec l'un , interpelé par un autre, plaisantant avec un troisième.

A l'été 1962, nous nous retrouvons pendant 15 jours à Rochehaut au dessus de la Semois dans un
1962 : STAGE D'ETE DES EC à ROCHEHAUT -Michel est en haut à gauche
stage des EC: quinzaine magique faite de débats , de ballades, de kayak sur la Semois, de discussions passionnées autour d'un feu de camp ; on chantait rouge les chants républicains espagnols et on vendait le DR ( Drapeau Rouge, journal du PC) dans les cités de Bouillon.
Michel en est bien sûr la cheville ouvrière.
Il adorait et suscitait les débats sortant du cadre purement politique: nous avons ainsi  passé des heures à discuter du problème des malformations de foetus à cause de  la thalidomide. ( affaire Softenon)
Il aimait aussi briser les tabous, franchir des soi disant lignes rouges: je me souviens d'un  passage   dans une boîte gay où le sujet de débat à notre table , était, cette fois  l'inversion de température dans la vallée de la Semois!
Michel n'était pas une machine politique ; c'était tout simplement un homme, avec son engagement, mais aussi ses tourments intérieurs, ses besoins de solitude et d'évasion. C'est ainsi que à la rentrée d'octobre 62 des EC, il revint plus tard de vacances, et déjà, le parti avait statué : il était écarté du secrétariat politique des étudiants.
Je garde de ces années 61 – 63 une impression de richesse intellectuelle tranquille, de succès de masse aussi, dans une atmosphère de grande camaraderie, de bonne humeur consensuelle, une sorte d'humanisme communiste, teinté de romantisme, que seules les provocations des fascistes pouvaient perturber.
Michel symbolisait bien tout cela.

1963 :  LA RUPTURE
Mais le mouvement communiste était en fait , à l'échelle mondiale, en plein débat : c'est dans la cellule « étudiants » du Parti que peu à peu la polémique idéologique, née dans la Fédération bruxelloise, allait s'amplifier.
Je nous vois encore dans la salle du 26 rue St Christophe – dans des discussions sur la coexistence pacifique, sur le passage au socialisme sur toutes les thèses dites - « chinoises »
Je revois Michel, sortant un petit livre : « il y a des camarades dont on ne parle jamais, je voudrais citer les thèses des camarades albanais »  à propos des points de vue de Togliatti., le dirigeant du grand PC Italien, qui flirtaient plutôt avec le réformisme.
Jean B. , membre du BP du PC répondait : « En Albanie, quand on cloue une planche pour un coffrage, la planche est soviétique, le marteau est soviétique, le clou est soviétique, et bien souvent aussi , le maçon est soviétique! » Le ton était donné. Voilà un alignement sur le chauvinisme de grande puissance qui n'était pas fait pour emporter notre adhésion !
Nous avions rédigé nos propres thèses sur la coexistence pacifique qui paraîtront dans la tribune de discussion du Drapeau Rouge. Et dans une intention politique évidente, les EC organisaient en décembre 1962 une expo sur la Chine, toujours non reconnue par la Belgique.
DEC 1962: EXPO DES EC  SUR LA CHINE
Michel, s'il était un homme de dialogue et d'ouverture, n'était pas un homme de compromission. Il était entier, et avait des principes. Il avait découvert, 4 ans plus tôt, le marxisme alors qu' il était soigné pour la tuberculose au sanatorium d' Eupen, et n'était pas prêt à le brader au nom de quelque compromis historique que ce soit.
Il n'était pas prêt à accepter de subordonner l'engagement révolutionnaire de la planète – et le sien en particulier - à la politique extérieure soviétique de coexistence avec le « tigre en papier » américain.
Homme passionné, aux idées rigoureuses, il ne pouvait, dans ce débat, qu'être aux côtés des plus faibles, des peuples colonisés qui s 'émancipaient, souvent les armes à la main, aux côtés de la grande Chine indépendante , pauvre mais fière, aux côtés des révolutionnaires du Tiers Monde.
Il n'était pas non plus un carriériste politique, un homme d'appareil, négociant par tactique ses positions politiques en fonction d'une place, d'une carrière éventuelle.
Ce grand débat, m' a profondément marqué. Et a, je crois, été ,en quelque sorte, été une piqûre contre l'idéologie réformiste.
Nous nous sommes , la majorité des étudiants communistes – et Michel en a été le moteur - rangés derrière Jacques Grippa, dirigeant de la Fédération bruxelloise du PC – où il était majoritaire .
Exclu du PC officiel au congrès d'Anvers de avril 1963,   il a constitué un nouveau «  parti communiste » qu'on appellera « pro chinois » ou « tendance Grippa »
Les réactionnaires parleront de Michel « Grain de riz » ! Il sera le dirigeant de la jeunesse, pionniers, jeunes et étudiants communistes rassemblés.

Ont suivi 4 années de militantisme débridé : soutien aux mineurs de Zwartberg, aux femmes de la FN, aux travailleurs de Cockerill.
Comme une brigade volante, dans le combi VW de la Fédération bruxelloise, nous parcourions le pays,que nous inondions de tracts et d'affiches et, débordant de moyens matériels, nous étions sur tous les coups : comité de soutien aux révolutionnaires congolais, exposition sur Cuba et l'Amérique Latine, manifestations contre le transfert du SHAPE ( commandement militaire de l'OTAN) à MAIZIERES CASTEAU .
Mais quand nous nous comptions , dans les rues de Bruxelles le 1er mai, nous étions tout au plus quelques centaines – 297 exactement le 1er mai 1964 !
Et aux élections de 1965,  on ne pavoisait pas, avec des scores entre 1 et 2%. suivant les régions - bien loin derrière le PC , parfois en cartel. avec ses alliés, (24000 voix pour le PC Grippa voix contre environ 240000 pour le PC officiel qui avait 6 élus à la Chambre., dont à Bruxelles Pierre le Grève militant trotskiste ,figure charismatique du soutien à l'Algérie, élu en cartel avec le PC).
On aurait pu s'interroger sur notre tactique d'alliance à gauche, qui en fait n' existait pas.
Je nous revois aussi tous les deux, Michel et moi – cela devait être à l'automne 63- , lui avec un masque de Kennedy, moi avec un masque de Kroutchev, déambuler bras dessus, bras dessous dans le restaurant universitaire ; je tapais sur les tables avec ma chaussure comme Mr K. l'avait fait à l'ONU, et notre petit sketch ne pouvait que susciter les rires et le soutien des étudiants, ... et la grimace de nos camarades de l'UNEC (EC tendance Moscou)

LE VIETNAM
Mais c'est le Vietnam qui a été le révélateur politique  de ces années 
Aux mots d'ordre officiels, « pacifistes » des manifestations, et marches anti atomiques centrés sur la « Paix au Vietnam », nous opposions le soutien aux combattants dits du « Vietcong »  , à leur guerre populaire contre l'impérialisme américain : « FNL vaincra ».(*) 
(*) FNL: Front National de Libération du Sud Vietnam, organisation d'unité nationale pour l'indépendance créée pour libérer le Sud Vietnam - en 1960.
Et ils ont vaincu !
Nous chantions leur hymne : « Libérons le sud , camarades » nous diffusions leur journal : « Le Courrier du Vietnam » ; célébrions leurs héros – Nguyen Van Troy  - fusillé à Saïgon en 1964; nous nous engagions à partir là bas- en « brigades internationales » - s'ils nous le demandaient.
Je revois le JANSON, le grand auditoire de l' ULB : débat sur le VIETNAM, présidé par Paul DANBLON de la RTB.
Michel se lève au milieu des centaines d'auditeurs, et parle, de sa voix forte, chaude, convaincante.
Il défend le peuple vietnamien , le FNL. Il stigmatise la guerre américaine et prend ses distances du pacifisme « bêlant » Orateur hors pair, il parle bien, et aussi il parle juste. Il est ovationné , il emporte l'adhésion.
Dans la foulée , en février 1967, c'est l'affaire KAPLAN.
ULB - 21 janvier 1967 : KAPLAN NE PARLERA PAS!
A l' ULB, le cercle du Libre examen , avait organisé un cycle de conférences sur le Vietnam ; et la première , annoncée pour le 27 janvier, devait donner la parole au sous secrétaire d'état américain Harold Kaplan.
Il ne pouvait être question pour nous tous, Michel et ses camarades – comme pour de nombreux étudiants progressistes- de donner une tribune , comme si de rien n'était, - au représentant d'un état qui bombardait, massacrait, assassinait le Vietnam et y était responsable de crimes de guerre.
KAPLAN ne parlera pas ! Le mot d'ordre est lancé, et des débats passionnés sur la liberté d'expression traversent la cité universitaire.
Au jour dit, dans le Janson bourré à craquer, le drapeau du FNL est brandi : FNL vaincra ! Les fascistes belges et vietnamiens se lancent à l'assaut, puis saccagent les locaux de gauche et font un autodafé de nos livres et brochures.
Mais Kaplan n'a pas parlé. !
Qu'à cela ne tienne, les partisans de  la liberté d'expression pour tous, même les criminels de guerre remettront le couvert, protégés par la police (!) en organisant au centre ville, un nouveau débat entre le secrétaire d'ambassade US Floyd et... un dirigeant du Parti Communiste officiel Pierre Joye.
Et on pourra voir cette scène étonnante : un dirigeant du PC assister sans broncher à l'arrestation de dizaines de militants perturbateurs, dont Michel, et aussi son propre neveu Robert Fuss.

L'Association pour la Paix et l'Indépendance des Peuples (APIP) , animée par Jeanne Vercheval,  présidée par le baron Allard, le « baron rouge » et  patronnée aussi par Germaine Hannevart, militante féministe vétéran du soutien à l'Espagne républicaine, créait des comité d'action  anti impérialistes des jeunes; ils allaient sur les plages chanter les chansons de Bob Dylan.
 









La Marche anti atomique de avril 1967 fut ainsi transformée en une puissante marche anti-impérialiste. Nos panneaux rouges , « FNL vaincra », « US , assassins, hors du Vietnam », « Chassons l'OTAN » etc. amenés par camionnettes entières, inondaient toute le cortège de 20000 personnes.
Le petit parti d'activistes était parvenu, sur cette question du soutien au VIETNAM en tout cas, dans de larges couches de la jeunesse, à mettre sa marque anti impérialiste, et ce grâce au travail de masse de ses militants.
Notre action, souvent qualifiée de "gauchiste" par la gauche bien pensante, ne faisait que se joindre- ne l'oublions surtout pas aujourd'hui- au puissant mouvement mondial, et au mouvement des jeunes américains eux mêmes, qui défilaient au Pentagone en 1967  aussi avec le drapeau du FNL(*)
(*) voir à ce sujet   http://www.gauchemip.org/spip.php?article3715
Mais 1967 était décidément une année riche en rebondissements : en mai, le grand magasin , l'Innovation organise une « quinzaine américaine ». Là aussi les militants des comités d'action interviennent et diffusent des tracts contre la guerre au Vietnam.
Quelques jours plus tard,le 22 mai-  le magasin brûle complètement : 323 morts dont 263 furent identifiés. Parmi ceux-ci, 67 membres du personnel de l'Innovation. On compte également 150 blessés. Entre 150 et 200 pompiers sont intervenus sur le lieu du sinistre .L'horreur intégrale !
La police tente cette fois une vraie provocation : perquisitions, interpellations de nombreux militants, tentant de lier les actions Vietnam à l'incendie !
Nous avons Ann(i)e, ma femme  et moi été arrêtés chez mes parents et retenus une journée à la PJ  avec un mandat spécifiant « homicide involontaire » ( sur 300 personnes, quand même!!). Quel réconfort à notre sortie de retrouver Michel, Maître Graindorge en fait, pour nous rassurer et nous conseiller.


1967 LA CHINE ... et RE-RUPTURE
Dés 1966, nous avions été conquis par la Révolution Culturelle chinoise , que nous considérions à l'époque comme LA réponse à la dégénérescence de l'Union Soviétique vers des rapports de production capitalistes. La Chine , avec le président Mao , resterait rouge en mobilisant les masses contre les "responsables du parti qui prennent la voie capitaliste"(*)
(*) Que penser aujourd'hui du bilan de la Révolution culturelle: vous comprendrez aisément, cher lecteur que ce ne peut être l'objet de ce modeste blog...
 Nous organisions une expo – encore une – sur « la grande révolution culturelle prolétarienne » et nous n'hésitions pas, Michel y compris, à brandir le « petit livre rouge ».
C'est l'attitude vis à vis de la Chine qui allait accélérer la désagrégation de notre fameux parti communiste « tendance Grippa »
Doté d'une force militante indéniable, d' un engagement de ses membres hors du commun, c'est la direction suprême qui n'était pas à la hauteur, pas seulement par ses pratiques autocratiques et terroristes, mais pour son concept politique sectaire.
Avec les jeunes communistes, dans une cité d'Ixelles , Michel prend la parole
Confondant parti de la classe ouvrière avec brigade d'activistes, c'était la fuite en avant sur tous les fronts, sans débat aucun et sans bilan. Un impressionnant appareil aux moyens considérables               ( locaux, maison d'éditions, journal hebdomadaire, imprimerie, permanents, véhicules ) pouvait donner l'impression d'un puissant parti.
Mais construire une organisation solide , démocratique, construisant son unité idéologique par la confrontation d'idées et le débat, implantée dans les masses, créant des alliances, et comptant avant tout sur ses propres forces, n'était pas à l'ordre du jour.
Bien au contraire : toute critique – voire toute question dérangeante- devenait une provocation et ceux qui osaient, devenaient fraction à exclure, groupe anti parti, à excommunier.
Peu à peu , le « petit groupe compact » en même temps qu'il commençait à remporter d'indéniables succès sur le front anti-impérialiste, se bunkerisait en secte, entourée d' « ennemis » de toute part. On gardait jour et nuit les locaux contre toute attaque. A la moindre alerte, qualifiée de « nouvel incendie du Reichstag » on se constituait en « groupes de 3 » comme à l'époque de la Résistance, ... et on changeait les serrures de tous les locaux !
Cette contradiction ne pouvait qu'entraîner conflits , scissions et désagrégation.
Des dirigeants et militants exceptionnels ont ainsi été traités de traîtres, excommuniés et rejetés à la poubelle de l'histoire, les uns après les autres (les uns ayant d'abord servi à éliminer les autres, avant de tomber à leur tour!) , avec les dégâts humains qu'on peut imaginer et les haines tenaces qui s'installeront entre les "épurateurs"  et les "épurés" , qui souvent partageaient pourtant  la même analyse.    Quel gâchis!
Ne citons que les plus connus Herz et Yvonne Jospa, Sam Herssens, vétérans du PC et de la résistance, Fons Moerenhout, Albert Faust, Jeanne Vercheval, Marthe Huysmans, Cécile Draps, le journaliste Arnold Hauwaert , René Raindorf,  rescapé d'Auschwitz., et tant d'autres.
Michel Graindorge fut de ceux-là.
Dirigeant du "PC grippa", il était constamment sur la brèche: un jour, il s'envolait vers la Nouvelle Zélande pour assister au congrès du PC; un autre jour nous nous entassions dans sa dernière acquisition - une petite 4CV d'occase - pour rejoindre le camp des pionniers dans la vallée de l'Ourthe. Grand moment; il s'était enfin résolu à avoir une voiture,  lui   qui  n'était pas un fada de toutes  ces contraintes matérielles .
Envoyé par le parti en Chine pour exiger des explications sur la révolution culturelle, avec mission de rencontrer ou Mao, ou un de ses plus proches , les autres dirigeants chinois étant pour J. Grippa, des comploteurs en puissance, il y rencontra le premier ministre Chou En laï.
Renforcé à l'époque, dans son soutien à la révolution culturelle, homme entier et honnête , il ne pouvait , à son retour avaler plus longtemps encore, de nouvelles couleuvres, comme la découverte d'un complot maoïste mené en Chine, depuis  l'entourage du président Mao lui même, s'il vous plaît, par l'intermédiaire d'agents de la CIA, pour détruire le glorieux parti  de Belgique !!!
Un jour de septembre 1967, Michel affiche, seul, un journal mural de soutien à la Révolution culturelle dans les locaux du Parti , rue des Palais.
Il a osé ! Le rebelle ! Je le vois encore, immédiatement après son geste, venir , avec Jacques Wattiez, dans notre appart. d'Ixelles nous expliquer, les larmes dans la voix, son action « dazibao »(*)
Dazibao est le nom chinois de "journal à grands caractères", utilisé massivement pendant la révolution culturelle.
« Nouvelle provocation anti parti ! » Très vite, le « Groupe Graindorge  », pourtant majoritaire  sera exclu à travers de mémorables scènes de réunions fanatisées, et... les serrures seront à nouveau changées ! Bonnes affaires pour les serruriers !
Et c'est pourtant un dirigeant exceptionnel de la Résistance , commandant des Partisans armés, qui a tenu tête à la Gestapo, dirigeant du parti communiste pendant des années, Jacques Grippa, qui a initié ce cours autodestructeur basé sur le principe : « le parti se renforce en s'épurant ».
1968
Cette rupture , Michel l'appellera la « sortie du tunnel », « respirant enfin le vent frais » , en découvrant , hors de la bulle sectaire, nombre de nouveaux amis, nombre de thématiques en débat, le monde réel.
Puis vint 1968 qui commence par la JANUARI - REVOLTE » à LOUVAIN.
Je nous revoie encore à quelques uns dont Michel , entrer à LEUVEN par la campagne, sautant au dessus des mini- canaux qui entourent la ville pour éviter les barrages de la gendarmerie qui bloquaient tout accès.
Nous voulions être là pour soutenir le mouvement démocratique des étudiants. Nous nous étions joints au cortège, qui n'était d'ailleurs pas que « démocratique » .
On entendait le « WALEN BUITEN » nationaliste au milieu du beau chant des Noirs américains « WE SHALL OVERCOME » et de « BOURGEOIS BUITEN »
Aussi les slogans contre la hiérarchie catholique : « SUENENS of BARRABAS? BARRABAS ! ».
Et puis ce furent les attaques de la gendarmerie et les auto pompes.
Nous savions que la tendance progressiste du SVB ( STUDENTENVAKBEWEGING) avec PAUL GOOSSENS, WALTER DE BOCK, et les futurs fondateurs d' AMADA - PTB , LUDO, HERWIG, KRIS et tant d'autres se battaient , eux , à l'opposé des nationalistes , pour la démocratisation de l'enseignement, pour l'union avec la mouvement ouvrier wallon, pour une « université populaire au service des travailleurs. » Ils allaient aux portes de COCKERILL à OUGREE. Ils imprimaient au mouvement son caractère anticapitaliste.
Nous éditions, nous, avec Michel, une brochure de soutien :«LES ETUDIANTS FLAMANDS DE LOUVAIN ONT RAISON DE SE REVOLTER» sous le label « collection Clarté » du PC(M-L)B.

Mais avec Michel,  Michel nous allions rompre aussi avec ce 3ème parti communiste où s'étaient regroupés pourtant nombre de militants expérimentés vétérans du PC : Henri Glineur, Jean Derkenne, Xavier Relecom .Nous avions  assisté à la conférence de La Louvière de novembre 1967 de "reconstitution" du PC(ML)B, et participions au Comité Central , mais nous refusions de reproduire, comme si de rien n'était,  , sans analyse autocritique des politiques et pratiques de secte,  et sans surtout une réorientation fondamentale, - la nième auto-proclamation en « seul et authentique » Parti Communiste avec SA presse , Clarté, SON Comité central, SON Bureau politique, SA reconnaissance par les camarades chinois ou albanais.

Le mouvement des masses , pour le Vietnam , lui, était toujours plus, puissant et en avril 1968, nous montions vers l'ambassade américaine, galvanisés par un groupe de percussion entraînant.
Nous avons vu ce jour là les flics, complètement dépassés, prendre le tram pour rejoindre l'ambassade.
Indubitablement le mouvement VIETNAM aura été un ferment de l'explosion des universités, dans toute l'Europe, en 1968.
 Le 13 mai 1968, au soir , l'Université de Bruxelles entre en contestation : Michel est tout naturellement un des leaders qui, suivant le plan prévu, appellent, à la fin d'une conférence de Melina Mercouri, à l'occupation du Janson.
Les jours suivants, dans la grande salle de la Cité il présidera à la constitution du comité d'occupation, et nous parcourrons les auditoires pour faire arrêter les cours .
Les événements de Mai 68 à l' ULB ont suffisamment été décrits, pour ne pas y revenir ici.
ULB MAI 68: L' ASSEMBLEE LIBRE SOUS LES CALICOTS DE SOMVILLE

Michel avait saisi la richesse du mouvement au niveau des étudiants et plus largement des intellectuels, et insistait fortement sur sa portée démocratique et révolutionnaire pour contester sur le fonds le contenu de classe des institutions, l'Université bien sûr, mais aussi l'école en général, l'audio visuel, les arts et l'architecture, les institutions psychiatriques..... La justice aussi, surtout .
En cela, il se distinguait radicalement du courant réformiste qui voulait avant tout des réformes de gestion, des élections et des postes dans les conseils d'administration.
D'autres camarades, dont j'étais, voulaient , à partir du mouvement de mai , centrer l' action vers les usines, et nous menions des enquêtes au charbonnage en grève de Cheratte , à Cockerill Athus.
Dans ce débat fraternel , mais quand même assez doctrinaire entre nous, Michel disait :
« Le mouvement étudiant en tant que tel est un mouvement de gauche révolutionnaire.
 Une nouvelle avant garde naît dans toute l'Europe ( SDS à Berlin , 22 mars à Paris, SVB à Louvain et 13 mai à Bruxelles) Ces avant- gardes joueront un rôle de « détonateur », de « catalyseur », de « bélier » pour la révolte des ouvriers
Les étudiants doivent se battre sur leur terrain . Il faut faire de l'université une base rouge, un bastion où le pouvoir est aux étudiants»
Il faut bien admettre que notre réponse , truffée comme il était de rigueur à l'époque de citations de Lénine et Mao, influencée aussi par les camarades français de l'UJC(ml) avec qui nous étions en contact depuis 2-3 ans, était très unilatérale, doctrinale, et peu dialectique: « amener les étudiants progressistes à sortir en grand nombre des universités pour aller aux usines servir les luttes du peuple .» était notre crédo, ce qui laissait peu de place à la contestation révolutionnaire de l'université elle même, et aurait laissé le terrain à la mouvance réformiste .
Si, pour une fois, on avait su marcher sur nos 2 jambes...
Dans l'après mai 68, des camarades , dont Robert Fuss (*), participeront à la formation de « Usines Université Union », que personnellement je rejoindrai avec d'autres anciens « grippistes » et qui sera dans les années 1969- 1971, à la fois une force contestataire se proclamant  "gauchiste"  à l' université et un groupe de soutien aux combats des travailleurs : Citroën, Michelin et Forges de Clabecq.
Mais là commence une autre histoire ...
* Robert Fuss , dirigeant  étudiant à l'ULB, membre du parti Grippa, fonda en 1969 UUU, puis en 1972 La Parole au Peuple . Etabli en usine aux Forges de Clabecq, il disparut dans un accident de voiture en février 1973

L'analyse objective par les historiens  de cette période du mouvement communiste en Belgique reste à faire., incluant aussi bien le cours droitier du PC, les responsabilités de la scission de 1963,  les "dissidences " marxistes- léninistes , leur cours sectaire , toute cette pratique de scission et d'exclusions. En allant aux causes profondes et lointaines dans la conception communiste du parti, des rapports démocratiques en son sein et tout simplement dans la conception communiste de l'homme comme être humain.  Et il ne s'agit pas d'un « détail de l'histoire » dans la mesure où une génération de militants sincèrement communistes et révolutionnaires a été ainsi laminée,  où ces 10 grandes années, cette décade exceptionnelle, de la grève du million, de Zwartberg, puis des grèves de 1970 , des luttes de libérations de Cuba, d'Algérie, du Vietnam et du Congo,cette décade de Che Guevara, Lumumba Ho Chi Minh et Mao Tse toung, cette décade de la Chine et de mai 68 était objectivement porteuse de grands progrès.
Si les communistes des années 60 avaient su s'en saisir..., que de temps aurait été gagné, que d'expérience et de capital humain auraient été préservés !
Michel Graindorge aura en tout cas été un de ceux qui aura vraiment  essayé, vraiment, avec toute sa force et sa passion.












1970 : LES COMMISSIONS PUBLIQUES D' ENQUETE

AVRIL 1972 : manifestation d'Anvers à Brasschaat


Michel, fidèle à son choix de mai 68 , d' activer la contestation démocratique et révolutionnaire dans les institutions de l'appareil d'état , notamment dans la justice, partit en croisade contre l'enfermement d'enfants entassés dans des homes mammouths tels que «Vrij en Vrolijk» à Brasschaat, où ils étaient maltraités, victimes de sévices, et où de surcroît la direction détournait les deniers de l'état.
Il avait pour ce faire, à la fois sa compétence de juriste, sa remarquable capacité d'ouverture aux autres, aussi bien les jeunes victimes des homes - maisons de correction du XXème siècle – et leurs parents , que les intervenants (assistants sociaux, éducateurs, juristes, journalistes).
Il avait surtout, chevillée au corps, «  une volonté portée par une passion de vérité et de justice ». comme le disait la journaliste Michèle Cedric
Il mit en avant l'idée d'une Commission Publique d'Enquête .
« Ce n'est ni un meeting, ni un tribunal populaire»
« La tenue d'une Commission Publique d'Enquête, c'est à dire l'organisation de larges débats faisant appel à la population , a été rendue nécessaire d'une part par la gravité de la situation régnant à Vrij en Vrolijk, et d'autre , par l'attitude des autorités officielles, et plus particulièrement des ministères de la Justice et de la Santé Publique qui ont toléré pendant des années un tel scandale. »
« La Commission Publique d'Enquête exige : l'élimination immédiate de la direction de Vrij en Vrolijk, la mise en accusation populaire et permanente du ministre de la « Justice » Vranckx.*
La presse publie des articles : « Brasschaat , c'est le bagne à 12 ans »
Le parlement en est saisi en séance plénière.
Il en fait une affaire politique qui déstabilisa  l'establishment de la « protection de la jeunesse », le gouvernement et le BSP-PSB du ministre VRANCKX..
* ALFONS VRANCKX, ministre BSP de l'Intérieur - lors des évènements de Zwartberg, puis de 68 à 73 de la Justice- auteur d'un projet de loi 430 sur le maintien de l'ordre ( loi anti casseurs), responsable de saisies d'ouvrages, et d'expulsions d 'immigrès( affaire SOUSSI)

Arrivé au terme de cette grande  décade qui est le cadre de ce post, je me dois de rappeler aussi   la
présence active de Michel, lors de la "semaine grecque", en avril 1970, aux côtés de son ami de toujours, JOSY DUBIE, président du Libre Examen, aux côtés de tous les antifascistes. (voir http://rouges-flammes.blogspot.be/2015/03/avril-1970-les-etudiants-de-bruxelles.html )





Adieu, Michel.
J'espère , avec ces quelques lignes, avoir été fidèle à ta mémoire, à ton parcours.
Je sais que c'eût été tellement mieux  de reparler de tout ça de vive voix.
Mais on croit qu'on a encore tout le temps devant soi, pour se revoir et se rencontrer...
La grande faucheuse voit les choses autrement ...
Je dois te dire ma surprise et ma fierté à la fois, quand je te découvre il y quelques heures membre du PTB .  Et je me dis quelque part, que nous nous sommes quand même retrouvés...




"A ta demande, nous avions accroché le drapeau du PTB et les dessins de tes petites-filles au mur de ta dernière chambre.Ilona avait dessiné l'arbre de tes rêves. Ce dessin, plein d'espérance, aux côtés de ce drapeau rouge qui symbolisait la lutte, furent les images qui t'ont accompagnées pour ton dernier voyage"                    Catherine Graindorge