jeudi 7 juin 2018

HOMMAGE A MICHELINE THONET (20/07/1925 -02/06/2018)

Micheline Thonet s'est éteinte à HUY , il y a quelques jours . Mais elle est toujours parmi nous, vivante par l'exemple quelle a donné durant les années sombres.
Son combat, comme celui  de tous les résistants,  a  contribué a ce que nous soyons libres. Et aussi à ce que à la Libération, en 1945 ,forts de la victoire sur le fascisme,  les travailleurs de notre pays puissent réaliser de grandes conquêtes:  la sécurité sociale, un système de services publics et des libertés démocratiques.
Restée toute sa vie fidèle à son engagement  , son grand frère Victor, chef de corps des Partisans Armés, arrêté par la Gestapo, torturé , puis fusillé, lui manqua toujours
Pour lui rendre hommage, je reproduis ici d'abord des extraits de la lettre de Joseph Thonet, son père, dans la clandestinité quelque part dans le Hainaut , à sa famille ; ensuite de larges extraits du livre d'André Glaude , lui même résistant de la région de HUY ; ensuite des extraits de l'interview donnée par Micheline Thonet  au journal "l'avenir" en 2010.

LETTTRE DE JOSEPH THONET A SA FAMILLE (1943)
(extraits IHOES - SERAING papiers famille  Thonet)

"Cher vous tous 
Nous avons fait une grande perte: nous avons perdu le petit Totor , celui qui est devenu le grand Totor...Victor est devenu un héros, un grand héros
 (...)
Toi Célinie, tu peux être fière d'avoir donné le jour à un tel homme. Vous autres, mes enfants, vous pouvez être fiers d'avoir un tel frère, vous autres tous de la famille ,vous pouvez être fiers d'avoir un tel neveu
 (...)
Mais la perte de notre Victor nous oblige à des devoirs. Nous devons, malgré les pleurs, travailler pour l'oeuvre pour laquelle notre Victor a donné sa vie.
Toi, surtout Micheline, sa soeur et sa cadette, tu dois t'instruire. Tu dois t'élever aussi haut que notre Victor. Tu as tout un avenir devant toi .N'oublie pas que de grandes tâches nous attendent. Que nous aurons besoin de grands caractères comme notre grand Victor.
(...) 
 La vie de Victor est un coffret de nacre. Ce coffret est sacré. Nous le garderons intact toute notre vie.
Et maintenant, courage à tous .
(...)



 LA  LIBERATION DE LA PRISON DE HUY
 "Extraits de : André Glaude  ; « Brigades spéciales  - pp 154-161 Editions « Arc-en-ciel de Wallonie » 1947
(...)
SON FRERE : VICTOR THONET
 « Dans sa cellule, Micheline Thonet pleurait la mort de son frère Victor, un partisan intrépide, chef du corps de Charleroi, capturé, évadé, entré dans la gloire à travers des sabotages et des exploits fabuleux, blessé dans une rencontre, conduit à Saint Gilles et à Breendonck, torturé , fusillé.
Micheline Thonet pleurait son beau-frère et sa belle-soeur, Marcel et Mariette Verstichel, déportés dans les lointains camps de concentration où la neige n'arrivait pas à couvrir décemment tous les cadavres.
Micheline Thonet pleurait l'absence de son père illégal depuis le 22 juin 1941, membre du Comité central du Parti Communiste, traqué sur toutes les routes de Belgique, inlassable militant qui organisait les forces clandestines dans des cités inconnues qu'obscurcissaient les fumées rouges des usines de la collaboration.(1)
SON PERE : JOSEPH THONET
Micheline Thonet pleurait la solitude de sa mère, une femme du peuple douce et vaillante que rien n'avait pu abattre, ni les angoisses, ni un séjour au fort comme otage, ni le départ de son mari dans le maquis, ni l'héroïque sacrifice de son fils.
Micheline Thonet pleurait sa famille dispersée, sa liberté perdue. Elle mêlait ses sanglots aux larmes de la patrie outragée, des millions de mères endeuillées, de l'humanité meurtrie, des peuples blessés, des nations dévastées . Larmes de douleur et de colère. Larmes de mépris et d'horreur.
SA   MAMAN : CELINIE LECHARLIER 
Larmes d'espoir et de courage. Larmes qui exprimaient le présent, fécondaient l'avenir. Larmes des déchirements et des combats : sources mêmes de la victoire.
Un monde naissait dans les larmes.
(...)


A quelque distance du Palais de Justice, qui écrase la prison de sa masse lourde de dignité, on se concerte au sujet de l'attaque imminente, Wolters partit sonner à la porte d'entrée ; C'était l'heure où il prenait son service.
Un geôlier, nommé Robert , domicilié à Oteppe, , devait selon les conventions ouvrir les battants de chêne . Au moment psychologique, Wolters sifflerait, allumerait une cigarette : signal de l'assaut à déclencher.
Effectivement, Wolters fit craquer une allumette. Il entendait s'approcher des pas, tomber des chaînes, grincer des verrous.Les partisans s'approchèrent sans bruit. Ils étaient un petit groupe perdu dans la nuit. Le coeur battait la charge et le sang se glaçait dans l'attente.
La porte tourna sur ses gonds. Malheur, un boche, clefs en main regardait Wolters stupéfait, pris de panique.

Plan de la prison grifoné par le surveillant WOLTERS 
Nicolas Parent:"L'entité de Wanze durant la 2ème guerre mondiale"
La situation était grave : toute hésitation serait fatale, déterminerait l'échec de l'entreprise. Un partisan bondit à la gorge du fridolin et le terrassa. D'un élan, la brigade
pénétra dans le corridor, repoussa la grille, déferla dans la prison.
Les assaillants firent irruption dans le corps de garde allemand. Un bref vacarme, une courte bagarre s'ensuivit. Les nazis en pan de chemise ou en caleçon s'éveillaient en sursaut, se levaient en désordre. Ils furent maîtrisés sans peine. Un rouquin à tête de Prussien esquissant un geste de défense fut assommé à coups de crosse de pistolet. La crosse se brisa sur le crâne du bonhomme. La place était conquise.
Pas tout à fait. Un maquisard arrachait le fil du téléphone , un autre détruisit le dispositif d'alarme.
A l'étage deux copains s'approchaient de la chambre occupée par le seul fridolin qui ne fut pas encore capturé. On entendait remuer le boche qui s'inquiétant du charivari, ouvrit sa porte , pistolet au poing ; Déjà Mario lui avait saisi le poignet, et grâce à une torsion sans douceur faisait tomber l'arme.(...)
Il n' y avait pas de temps à perdre. Dans vingt minutes, la relève serait sur place.
Il fallait libérer les prisonniers, sans perdre une minute , et vider les lieux.
Des cellules, fusaient des cris de joie, des appels angoissés :
- »Ouvrez, je suis réfractaire. Ouvrez, je suis en danger de mort. Ouvrez, nous sommes des patriotes, les Boches veulent notre peau ; Ils nous fusilleront . De grâce, ouvrez, ouvrez, ouvrez ... »
Ali possédait le trousseau de clefs ; En principe, seuls les détenus politiques devaient être délivrés. Les criminels de droit commun, c'était dangereux de les jeter par dizaines sur la voie publique.Mais comment faire la discrimination? Derrière les portes verrouillées, tous les captifs criaient leur innocence, le grand péril qui les menaçait.
Les voix suppliaient, jubilaient, clamaient le bonheur, la surprise, la fraternité, chantaient la liberté toute proche.
Pouvait on la refuser à cet adolescent, qui frappait désespérément les parois de son cachot, à cette femme qui hurlait la peur d'être oubliée ? Ne laisser aucune de leurs victimes aux mains des nazis, là était l'essentiel. La police s'occuperait du reste. Elle avait des loisirs.

Chaque seconde exposait les partisans au massacre . Ali ouvrit toutes les cellules, ouvrit toute grande la voie de la liberté à ces êtres écrasés par le destin, voué aux ignominies et aux supplices. Ils étaient toute une cohue à renaître à la vie, à délirer d'enthousiasme,à fêter les libérateurs.
Au bout du couloir, sous bonne escorte , les garde-chiourmes, bras levés, verts comme leur défroque, livides de peur et de honte .Ali enferma à double tour, au fond d'une cellule, cette racaille immonde et humiliée.
Sans plus de retard, on évacua la prison.
Un groupe se dirigea vers les Golettes, par la rue d'Italie, battit en retraite par les venelles à flanc de coteau, le long des prés et des venelles boisées.
Le second se rendit à Tihange, se dispersa au passage d'eau. Le troisième qui emportait les fusils des fridolins, monta les Crépalles, le chemin de la Sarte.
A vrai dire, ces gens armés jusqu'aux dents avaient l'air d'une bande de brigands partant en expédition.En tête, marchait Janssen, tout fier des encombrants trophées qu'il ramenait avec ses camarades.
Plaine de la Sarte, survint un boche galonné. Peut être revenait il d'avoir été coucher avec sa belle.Devant ces civils armés, il ne perdit point son sang froid. Il saisit son pistolet.
On n'avait pas le choix ; On l'abattit avec le seul regret de donner prétexte par cette exécution aux représailles des Kommandanturs furibondes .
L' hitlérien avait une bobine réjouie de bourgeois d'Outre Rhin.Il ne paraissait pas bien méchant et semblait appartenir à une excellente famille.
On trouva dans son porte feuille deux photos : le glorieux soudard près d'un arbre garni de pendus, le même guerrier distingué devant un mur au pied duquel gisaient les corps troués d'un lot de fusillés. (2) 




LA RESISTANTE MICHELINE THONET, SAUVEE DE LA MORT
 
 8/11/2010



 Interviewée en 2010 par un journaliste de « L'Avenir », elle témoignait dans le journal du 8/11:
"C'est en mémoire de son frère Victor, fusillé en 1943, que Micheline Thonet est entrée dans la Résistance. Elle avait à peine 18 ans!
Micheline Thonet épouse  Bastianelli (photo L'Avenir 2010)
                                                                                                                                                              -- Le journaliste :Qu'est-ce qui vous a décidé, à votre tour, à entrer en résistance ?
--  M.T.          : "Quand j'ai appris que mon frère Victor, avait été fusillé Ce n'était pas de la vengeance mais je voulais faire quelque chose en mémoire de mon frère. J'ai été contacté par Gustave Opitom, un facteur qui avait formé un groupe Front de l'Indépendance.
Notre Q.G. était installé au Continental, le café de mon oncle installé place du Tilleul à Huy. On m'a fait une fausse carte d'identité. J'avais à peine 18 ans. Mais je n'ai pas eu le temps de faire grand-chose car en novembre 1943, Gustave Opitom a été arrêté. Les Allemands ont pu alors remonter jusqu'à moi. Ils m'ont arrêté le 28 novembre à 5 h 30 du matin. Je suis restée 33 jours à la prison de Huy. Jusqu'à ce que les Résistants viennent me libérer.
Micheline Thonet, détenue alors depuis un mois, se souvient de ce matin-là. «Depuis 33 jours, j'étais nourrie de pain sec et de soupe infecte. J'étais avec une autre jeune fille prise en même temps que moi. Chacune isolée dans une cellule. Régulièrement, je subissais des séances d'interrogatoire. On me questionnait sur mon père pour savoir où il était.
Puis le 30 décembre, grâce à la complicité d'un gardien allemand qui me transmettait du courrier, j'ai reçu un message de ma mère. Elle disait : "l'accouchement de la cousine aura lieu le 31 au matin ." J'ai compris qu'il allait se passer quelque chose».
Bien avant le lever du jour, Micheline est donc habillée et prête à partir. 
«Le gardien allemand regarde par l'oeilleton et se demande pourquoi je suis déjà habillée. Quand il est entré dans la cellule on a entendu du bruit dans les escaliers et les Résistants ont fait irruption.»  

La rapidité et l'audace du commando hutois prennent les Allemands de court. Les résistants libèrent leurs camarades et les deux jeunes filles. Dès la sortie de prison, le groupe se sépare et Micheline se retrouve livrée à elle-même.


«Je me suis cachée près du magasin Bouchat, dans l'entrebâillement d'une porte. Puis après un moment, je suis retournée chez ma soeur en face de la clinique. Le jour même, je suis partie à Marchin. J'utilisais les petits chemins de terre car il y avait des contrôles à la sortie de Huy» .
La jeune femme se fait décolorer les cheveux en blond et part ensuite à Liège. Mais repérée par les Allemands, elle devra prendre la fuite une ultime fois vers les Ardennes où elle attendra la Libération."(2)






vendredi 1 juin 2018

MON LONG MAI 68 (2) - DE L’UNIV AUX USINES :" LE MAI OUVRIER" A CITROEN-FOREST



 CITROEN 19 novembre 1969: la gendarmerie en tenue de combat investit l'usine et arrête 67 grévistes, tous étrangers)
Je vous avais quitté dans mon dernier post du 18 mai, ami lecteur, le 2 mars 1968, devant l’ambassade américaine où entraînés par un groupe de percussion dynamique, nous protestions contre la sale guerre des USA au Vietnam. (https://rouges-flammes.blogspot.com/2018/05/mon-long-mai-68-1-lalgerie-lumumba-le.html
Deux mois plus tard, la France était traversée par la vague de mai et, à Bruxelles, les étudiants de      l’ULB, le 13 mai, décidaient d’occuper l’auditoire Janson, haut lieu des meetings et rassemblements de masse ; ils se proclamaient « Assemblée Libre », et le 22 mai, acte de rupture décisif, nous occupions pendant près de 6 semaines les bâtiments centraux et le « grand hall » et « destituions » le Conseil d’Administration de l’Université, sorte de cénacle auto-désigné, mélange d’industriels et de financiers, d’hommes politiques, surtout de la droite libérale,  et d’autorités académiques.
Mai 1968 me trouva sur les bancs de la dernière année de Polytechnique (études d’ingénieur civil)
« Sur les bancs », c’est beaucoup dire, car j’étais loin d’être un bon étudiant, et je passais de loin, peu soucieux de mon « avenir » et au grand dam de mes parents, l’essentiel de mon temps à militer pour la révolution.
Sans doute, est- ce des étudiants comme moi que mon professeur de Chimie Analytique, décrivait en 1963 : « C. Herbo distingue trois causes d’échec : l’inaptitude intellectuelle congénitale (sic), la paresse intellectuelle (i. e. désir de passer des “vacances à l’Université”) et l’inadaptation momentanée aux méthodes d’enseignement » (1)
Ou mieux encore, cette description d’Henri Simonet, président du Conseil d’administration de l’ULB, mis en place d’ailleurs à la suite du mouvement de mai, homme fort du Parti socialiste : « des insatisfaits, des maoïstes et des trotskystes, des ratés, toute une tourbe intellectuelle, d'aigris, voire d'instables, qui relèvent plus de la psychopathologie que de l'action de la police » ! (2)

LIAISON ETUDIANTS – TRAVAILLEURS : DE LA CLET A UUU

Pour moi, la liaison avec les travailleurs n’a pas été une découverte  en 1968, même si elle a pris une tout autre dimension.
Un matin de fin décembre 1960- c'était la grande grève du million - je pris le tram 35 qui desservait Auderghem où nous habitions, pour me rendre à la Maison du peuple d'où partait une grande manifestation.
C'était ma première manif, j'avais 17 ans. J’y retrouvai mon père, qui manifestait avec la CGSP Ministères.
Ensuite, en janvier 1961, entre les participations aux grandes manifestations contre la loi unique, j’avais participé aux piquets de grève aux portes des facultés pour arrêter les cours.
Nous voulions inscrire l’Université dans le grand combat des travailleurs  contre la loi unique.
En face de nous, en « contre piquet », chargé d'assurer la « liberté d'étudier », Herman Decroo, président des Etudiants Libéraux et futur ministre et président de la Chambre, et ses amis.

Extrait de "La Voix  du Peuple" n°6 11/02/1966
Par la suite, en février 1966, nous avions assisté aux funérailles à Zwartberg au Limbourg du mineur Jan Latos, qui, avec Valère Sclep, avait été assassiné le 31 janvier par la gendarmerie, au cours de manifestations des mineurs contre la fermeture de leur charbonnage.
A l’ULB, j’avais présidé un meeting de solidarité avec les mineurs où avaient pris la parole Michel Graindorge, Jean Louis Roefs (responsable de l’Union Etudiante Syndicale) et un représentant des étudiants flamands.
Le 7 avril 1966, nous défilions, avec l’Union Etudiante Syndicale, dans la manifestation des ouvrières de la FN en grève pour « A Travail égal, salaire égal ». Et, alors que nous rejoignions « La Ruche », traditionnel lieu de rassemblement des grévistes, nous nous étions, les 2 porteurs du calicot, fait plaquer au mur par les gros bras de la FGTB : « C’est une réunion de femmes ici ! ; Syndicat étudiant, ha ! ha !  On connait ça ! »
En 1967, sous l'impulsion de Robert Fuss, militant des Etudiants Communistes - UECB, des travailleurs de la Cité Universitaire (restaurant, femmes d'ouvrage etc.) s'organisaient en comité d'action. Cela avait mis en lumière, derrière les visages patelins de la direction de la Cité, la face cachée de l'exploitation de ceux et celles qui nettoyaient, préparaient ou servaient les repas, épluchaient les légumes, pour la plupart travailleur-se-s étrangers ou femmes, peu ou pas encadré-e-s par le syndicat.
Là, on appelait le directeur « Monsieur » comme dans les grandes maisons, et les licenciements étaient monnaie courante, comme les discriminations hommes femmes, les heures sup. non payés etc.
De son côté, l’Union Etudiante Syndicale avait proclamé sa volonté de lier son action au mouvement ouvrier : J.L Roefs, syndicaliste dans l'âme avait tissé des liens avec des délégués et des militants ouvriers de la sidérurgie liégeoise.

Parallèlement aux délibérations en Assemblée Libre, centrées sur le renouvellement du pouvoir de l'Université, (3) l’Assemblée avait proclamé « l’Université ouverte à la population » : c’était le foyer
MAI 1968 : L'ASSEMBLEE LIBRE DES ETUDIANTS
de « contestation »   pour tous les sympathisants dans la population hors Université, sensibilisés par le Mai français
Elle avait aussi mis en place d'une part une commission de liaison avec les travailleurs de l'ULB dont l'animateur était Robert Fuss, qui avait pris contact avec les nettoyeuses et les manoeuvres, assez délaissées par le syndicat et élaboré avec eux un cahier de revendications
D'autre part, une Commission Liaison Etudiants Travailleurs (CLET) avec des militants ouvriers de Bruxelles et Charleroi (Fons Moerenhout de Nestor Martin, Léon Stas de Glaverbel et bien d’autres)

En octobre 1968, à la rentrée universitaire, se constitue UUU, Usines-Université-Union, une organisation, ou plutôt un mouvement de la gauche radicale à Bruxelles, qui regroupera des intellectuels universitaires, ou issus d’instituts supérieurs, des militants de la gauche radicale étudiante post mai, des syndicalistes étudiants issus   de l’UES, parmi lesquels mon frère François, et des militants, qu’on appellera les « mao-spontex », dont j’étais, issus   du parti communiste dit « pro chinois » ou "grippiste".
 C’était un regroupement « sans parti » de la « gauche radicale », qui se donnait comme objectifs, au sein de l’Université, de combattre l’Université bourgeoise, de s’opposer à la « participation » réformiste, de proposer dirions - nous aujourd’hui une « tout autre Université » et, dans le monde du travail, de soutenir les luttes ouvrières.
UUU avait aussi des relations étroites avec les militants flamands du SVB (Louvain) et du GSB (Gand) notamment par l’intermédiaire de Robert Fuss, présent aux meetings et manifestations en Flandre.
 "Le 19 mars 1969, les coordinations étudiantes néerlandophone et francophone VVS et MUBEF organisèrent une assemblée populaire à Louvain afin de réclamer le retrait de la gendarmerie. L’un des orateurs était Robert Fuss, leader étudiant de Mai 68 à l’ULB"(H. Lerouge "La commune de Louvain")

Et en 1969- 1970, les luttes ouvrières explosèrent en Belgique, avec comme phare, la grève des mineurs du Limbourg en janvier 1970, et des grèves à Ford Genk, Caterpillar, dans le textile à Gand ; dans la région bruxelloise les combats des travailleurs de Citroën à Forest (novembre 69, novembre 70), Michelin à Leeuw Saint Pierre (février et juin 70), Nestor Martin à Ganshoren (février 70) et des Forges de Clabecq (juin 70).
Des historiens qualifieront ces mouvements de « Mai ouvrier » (4).
Ce qui a des vertus de communication, en se référant ainsi à l’extraordinaire Mai ouvrier et étudiant français, mais ce qui n’a pas de pertinence de date.
On l’a vu, le mouvement étudiant en Belgique, a démarré avec la révolte de janvier 1968 à Louvain elle-même réplique du mouvement de mai 1966 contre les évêques ; il s’est étendu de mai à juillet à l’Université, à certains lycées et aux milieux artistiques de Bruxelles, pour rebondir à l’Université de Liège en octobre 68- février 69 et s’épanouir à Gand en mars 69, avec le « Maartbeweging ».
De même, dans le monde du travail, si des secousses préliminaires avaient frappé à Zwartberg et à la FN en février1966, le mouvement dit « des grèves sauvages » démarra en 1969, pour exploser en 1970 avec les mouvements cités ci-dessus, et se poursuivre jusqu’en 1973 - 1974, avec la grande grève des dockers d’Anvers et une nouvelle grève au Limbourg.
Cette belle expression du « mai ouvrier » je la retiens personnellement quand même, parce qu’elle exprime le mieux ce qui fut un aspect fondamental de ces années (69-71), c’est la rencontre entre le monde ouvrier en lutte et les étudiants qui avaient choisi le camp des travailleurs.
Et cette rencontre, pas toujours facile, parfois conflictuelle, mais toujours riche d’enseignements fut incontestablement le point de départ d’un renouveau de la gauche radicale en Belgique. (5)
A toutes ces luttes ouvrières de la région bruxelloise, les militants de UUU et de nombreux étudiants y ont participé : présence et participation aux piquets, discussions avec les travailleurs, brochures et meetings d’information et de soutien vers l’université, appels à manifester contre la répression.
C’est dans ce cadre que j’animai le groupe de soutien de UUU à la lutte des ouvriers de Citroën à Forest, où je venais de déménager. Dans ce groupe, il y avait aussi Isabelle Eustaze, hélas décédée, il y a peu.


1969-1970 : LE « MAI OUVRIER » A CITROEN – FOREST

Je me permets de m’étendre assez longuement et dans les détails, dans les lignes qui suivent, sur les luttes des travailleurs de Citroën, d’abord parce que ce fut pour moi un moment intense ; ensuite parce que peu de traces sont restées de ces journées, pourtant tellement instructives sur l’affrontement entre le patronat et les travailleurs - au contraire de la lutte des « Michelin » qui a suscité nombre de
L'USINE DE FOREST
publications, du comité ouvrier lui-même et de nombreuses études reprises en notes (6); enfin en hommage à mon cama Hubert Hedebouw,  ouvrier à la chaîne chez Citron, avec qui j’ai partagé les  grands moments de ces combats, et avec qui , 50 ans plus tard, après mon long éloignement de la lutte politique,     je partage à nouveau, ceux d’aujourd’hui.
Et puis, c’est quand même, aujourd’hui encore, plein d’enseignements sur certaines méthodes patronales d’extrême droite, non pas au XIXème siècle, mais il y a à peine 50 ans !
Et c’est aussi, une illustration de ce qu’a pu être dans les conditions des années 68, dans la région bruxelloise, la solidarité ouvriers – étudiants.

Citroën, rue Saint Denis à Forest, était à l’époque une usine de montage automobile, où un millier de travailleurs assemblaient des 2CV, des DS et des camionnettes. Puis vinrent les « Meharis ».
80% des ouvriers à la chaîne étaient immigrés de 17 nationalités, dont des Italiens, des Grecs, et des Espagnols, alors que la maîtrise, fort nombreuse, était essentiellement belge, de même d’ailleurs que la délégation syndicale.
En ce début 1969, les affaires marchent bien, les ventes de voiture augmentent.
Pour les travailleurs, c’est synonyme de production accrue, donc d’augmentation des cadences de production : « on travaille beaucoup plus pour des salaires qui augmentent à peine »
En quelques mois, avec la reprise de l’activité, la production était passée de 80 à 100, puis 160 voitures /jour !
Le tableau ci-joint montre d'ailleurs que dans les années 68-72,la production a doublé!

Les "cadences infernales" en chiffres de véhicules produits: 1èrecol:année;2ème:2CV ;3ème:camionnettes;4ème:Mehari; dernières col:total et total cumule(7)



Mais, le but des patrons n’étant pas de produire et vendre des voitures, mais bien, à travers cette activité, d’extorquer au prolétaire le maximum de surtravail non payé, et de réaliser ainsi le profit immédiat maximum, ni l’embauche, ni les salaires ne suivaient !
D’ailleurs, en ce qui concerne les salaires et la durée du travail, tout était régi par des conventions collectives signées au niveau national, pour 2 ans (1969-1970) entre partenaires sociaux, Fabrimétal, l’ancêtre de Agoria et les centrales syndicales de la métallurgie, conventions qui interdisaient toute revendication et toute grève en dehors des « avantages » accordés.
Augmentation des cadences, embellie économique pour les entreprises, conditions de travail n’étaient donc pas prises en compte par ces accords dits « de paix sociale » qui exerçaient une véritable dictature sur les salaires, et tentaient de transformer le plus possible les représentants du personnel de délégués de combat en gestionnaires de la paix sociale.
C’était en quelque sorte, une tentative d’OPA du patronat sur les organisations ouvrières, concoctée au lendemain de la grande grève du million, dans le cadre d’un gouvernement « travailliste » PSC- PSB.(8)

Dictature des conventions collectives, complétées par la mise en place de ce que Marx appelait le « despotisme de fabrique »
 A Citroën, « pour réaliser les cadences avec le minimum d’ouvriers, la direction fait régner une sauvage dictature, et ce par l’intermédiaire de tous les chefs, chef du personnel, chef comptable, chef chronométreur, et une armée (une 100aine pour 800 ouvriers) de contremaîtres, de brigadiers et de chronométreurs.
Chaque ouvrier a sa fiche avec photo et les contremaîtres y inscrivent les remarques sur le comportement de chacun. Une liste noire est constituée avec tous ceux qui n’acceptent pas ces conditions inhumaines.
La tactique de la direction est de licencier tous ceux qui ne savent pas suivre ou qui rouspètent »( 9)

LA GREVE DE SEPTEMBRE 1969 : TOUS ENSEMBLE !
En septembre 1969, ce double carcan (paix sociale et despotisme de fabrique) saute une première fois, et les ouvriers des chaînes de montage arrêtent le travail, entraînant derrière eux, toute l’usine.
Ils refusent les injonctions de reprendre le travail pour permettre la négociation.
 « Ils exigent
-        En ce qui concerne l’organisation du travail : l’expulsion d’un contremaître connu pour son attitude sauvage, avoir des remplaçants pour aller au WC, que c’en soit fini avec des délégués syndicaux qui aient des postes privilégiés comme chronométreur (ce qui les mettait en position de conflit d’intérêt !), un contrôle efficace et rigide des chronométreurs.
-        Un vêtement de travail dans les 6 mois !
-        Augmentation de 10% salaire pour tous »
Globalement, ils obtiendront satisfaction sur certains points, mais aussi beaucoup de promesses non tenues. (comme par exemple, l’affichage quotidien du nombre de voitures à produire)
 UUU écrira : « La grève de septembre a rassemblé tous les ouvriers, flamands, wallons, étrangers. Ce fut un exemple que l’unité ouvrière à la base, la détermination à ne pas se laisser embobiner par les arguments patronaux et par les pleurnicheries légalistes des délégués syndicaux, l’utilisation de la seule arme des ouvriers, l’arrêt de travail, sont payantes.  Ce que des réunions interminables de discussion entre patrons et syndicats n’avaient pu obtenir, quelques heures d’arrêt de travail immédiat de toute l’usine l’ont donné » (10)

19 NOVEMBRE 1969 : LA GENDARMERIE DANS L’USINE !
Qu’à cela ne tienne ! Les patrons lâchent difficilement quelque chose d’une main sans tenter dans la foulée de le reprendre immédiatement de l’autre.
Leur objectif était d’augmenter la cadence à 210 voitures par jour, et pour ce faire, ils devaient d’abord frapper un grand coup, écraser toute forme de rébellion, éliminer les « meneurs » inscrits sur leur liste noire.
Le premier visé, un ouvrier italien, Dominique. Il refuse une mutation de place à la chaîne ; il est licencié sur le champ.
« Si Dominique ne peut pas travailler, c’est la grève immédiate !»
Et comme Dominique, refusant courageusement son licenciement se représente à son poste de travail, la direction, immédiatement, appelle la police de Forest ! Nous sommes le 19 novembre 1969.
Dans l’usine, c’est la grève immédiate !
Le bourgmestre libéral de Forest, Wielemans, (PLP était le nom des ancêtres du MR), patron par ailleurs de la brasserie du même nom, intervient en personne, et, écoutez ses paroles, ami lecteur, elles sont, 50 ans plus tard, tout aussi édifiantes et révoltantes ;
-        « Vous devez travailler »
-        « Dominique, Dominique »
-        "Si vous ne reprenez pas le travail pour 12h20, vous serez expulsés à la frontière"
Et c’est alors que la police communale se retire derrière l’usine, et que la gendarmerie, en tenue de
19 nov 1969: la gendarmerie, en tenue de combat, emmène une travailleuse
combat, appelée par le bourgmestre, investit l’usine, menaçant les travailleurs avec leur fusil !
Certains chefs aux ordres, désignent alors aux gendarmes 67 travailleurs-euses à arrêter!
Obligés de passer devant un tribunal d’exception composé du directeur, du directeur du personnel et de la chef comptable, celle-ci désigne tour à tour 24 d’entre eux qui sont licenciés sur le champ.
Emmenés à la caserne de la gendarmerie, rue de Louvain, comme des délinquants, ils seront libérés avec des menaces : « la prochaine fois, tu seras expulsé du pays ! »
Cela s’est passé dans mon pays, dans ma commune ! Et franchement, je ne jurerais pas que, 50 ans plus tard, ça ne pourrait pas se reproduire !

SOLIDARITE OUVRIERS ETUDIANTS
L’extraordinaire intervention policière à l’intérieur de l’usine allait évidemment faire des vagues qui allaient secouer à la fois le personnel politique ( le ministre de l’Intérieur Harmegnies, responsable de la gendarmerie, est un socialiste carolo, maïeur de Marcinelle, où ce genre d’intervention ne pouvait que choquer des syndicalistes et même des militants PSB), et les  organisations syndicales, comme par exemple la FGTB, où des militants qui luttaient pour la reconnaissance des droits des travailleurs étrangers ne pouvaient que se dresser, à la fois contre la passivité de leur représentation et contre cette répression ciblée.
Cela fera des vagues jusqu’au Parlement, où le député du Parti Communiste Gaston Moulin interpellera fermement le ministre et où un ordre du jour sera voté   le 2 décembre 1969, par 127 voix contre 29 députés du PLP et deux abstentions (11)
Le 27 novembre 1969, les syndicats FGTB et CSC, sortant sous la pression, enfin du bois, organisent donc à Forest meeting et  manifestation de protestation.
A l’Université, UUU était très actif : diffusion d’une enquête Citroën, meeting d’information, appel à la manif, en commun avec l’UES (Union Etudiante Syndicale) et la JGS (Jeune Garde Socialiste).
Le jeudi 27, donc,
« - les ouvriers de Citroën sont sortis en masse de l’usine, aussi bien belges, flamands et wallons, que étrangers.
- des ouvriers de petites entreprises avaient, de leur propre initiative, débrayé.
- les étudiants étaient venus très nombreux (un millier d’étudiants de l’ULB, de Louvain, des écoles sociales etc.) La veille, avaient eu lieu à l’ULB et à Louvain des meetings regroupant plusieurs centaines de personnes.
- des délégations syndicales de Nestor Martin, MBLE, Forges de Clabecq, ACEC s’étaient jointes au rassemblement.
Dans un froid glacial, la manifestation qui suit le meeting est combative ;
« Citroën solidarité ! »  « Réintégration oui, répression non ! » « Solidarité ouvriers étudiants » « A bas l’état policier ! »
Pour la première fois, une manifestation aussi nombreuse regroupait ouvriers et étudiants en soutien au combat des camarades licenciés. (12)
La pression ainsi exercée, la menace d’une nouvelle grève, soutenue cette fois par les centrales syndicales, aura raison des patrons de Citron, et les 24 licenciés seront réintégrés, bien que déplacés de poste. Blanco, le « meneur » espagnol sera muté au garage de la place de l’Yser, aujourd’hui transformé en musée.

LA CADENA
Après la bourrasque de novembre, le groupe UUU se met au service des ouvriers en éditant une feuille d'usine en 3 langues (La Chaîne, De Keten, La Cadena) bourrée de nouvelles de l’usine, brocardant les chefs les plus despotiques, y ajoutant quelques caricatures, par ailleurs d'orientation radicalement  anti syndicale.

LA CADENA  novembre 1970
La Cadena était vraiment une feuille d’information et de revendications venant des ateliers ; malheureusement je n’ai retrouvé aujourd’hui la trace que de 2 numéros (sur plus d’une dizaine ?)
Très vite, La Cadena devint très populaire. Les travailleurs ressortaient pour en avoir des exemplaires ; ils faisaient des signes enthousiastes depuis les fenêtres.   Très vite aussi, la police intervient contre les militants extérieurs. Et on joue alors au chat et à la souris dans les rues de Forest pour leur échapper. Je ne compte pas le nombre de fois où j’ai été emmené au commissariat !

NOVEMBRE 70 : APRES LA GENDARMERIE, LA MILICE PATRONALE !
Après la grève de novembre 1969, on avait dit « on se revoit dans un an. » pour demander le 13ème mois. Et effectivement ,1 an après, on a reposé la question du 13ème mois. ( Hubert Hedebouw)
Mais ce qui a déclenché la colère ouvrière, c’est une nouvelle liste de « catégories », dans laquelle chaque travailleur était classé sur des critères subjectifs et personnels dans le but bien sûr d’individualiser chacun et d’empêcher tout combat collectif. C'est en fait un salaire "à points":au salaire moyen est ajouté une petite somme variable correspondant à l'ancienneté, à la pénibilité.C'est le contremaître, qui décide des points de chacun.
Dessins dans "Notes critiques à propos des luttes à Citroën 69-71" groupe "lutte de classe" mars 1972
Le vendredi 6 novembre 1970, les ouvriers débraient contre les nouvelles catégories, pour un 13ème mois et contre les licenciements de ceux qui ne savent pas suivre : « les ouvriers ne sont pas des bêtes ; c’est au patron à baisser les cadences »
A la tête du mouvement, les ouvriers marocains. Véritable pied de nez aux patrons de Citroën : ils avaient cessé d’embaucher des grecs et des espagnols, en général anti - fascistes et trop politisés à leur goût et « préféraient », pour leur traite de prolétaires, les marocains, qu’ils espéraient plus dociles… 
Le 2éme jour, le lundi, la grève se poursuit, massive ; mais les travailleurs sont intrigués par le manège de 4 personnages en salopette bleue, et à l’accent français : « tu dois reprendre le travail, sinon tu auras des ennuis » ; « pense à ta femme et à tes gosses ! » ; « si tu n’es pas content, rentre dans ton pays ! »
Il est vite apparu qu’il s’agissait de « barbouzes » envoyés par la maison- mère de Paris, d’abord pour briser la grève et ensuite pour organiser avec certains éléments de la maîtrise-maison une milice privée. je
Ce matin - là, ils avaient tabassé des militants UUU qui distribuaient des tracts en soutien à la grève.
Les distributions se feront dés lors dans les trams !
Le 3ème jour, "ils ont alors installé tout un dispositif militaire, en collaboration avec la police de Forest ; ils bloquent l’entrée avec des barrages de containers et la menace de lances d’incendie, et filtrent ainsi l’accès aux ateliers : 30 travailleurs sont ainsi bloqués !"( Hubert Hedebouw)
A l’intérieur, alors que la grève se poursuit, ils patrouillent et éjectent l’un après l’autre tout contestataire. Ils jettent à un ouvrier licencié ses affaires personnelles dans la rue, par une fenêtre.
 « 7 à 8 personnes sont arrêtées par la police, emmenées au commissariat de Forest et relâchées un à un. Mais à l'extérieur, une douzaine de types nous sont tombés sur la bosse ; les français de la milice Citroën, avec des gars du club de karaté de l'usine.
Les camarades étudiants avaient rappelé le maximum de troupes :et ce fut une bagarre généralisée »
Les jours suivants, avec des camarades licenciés, nous faisons des tentatives de retourner autour de l'usine, mais la milice patronale et la police patrouillaient et c'était inaccessible.
Ils patrouillaient aussi, dans leur DS immatriculée en France (75) autour d'un local où se réunissaient les travailleurs licenciés, rue Coenraets, pour pourchasser les militants et leur péter la gueule.
Ils étaient armés de coups de poing américain. (Hubert Hedebouw)


 


















(13)


 Le jeudi, une vingtaine d’ouvriers sont encore éjectés des ateliers, en tout 115 auraient ainsi été chassés manu militari ! 69 seront licenciés…
Face à une telle répression violente par une milice patronale, fait jamais vu dans le mouvement ouvrier d'après guerre,  le vendredi 13 ( jour porte malheur ?), la grève est brisée !
Le samedi 14 novembre, un meeting de solidarité se tient à Saint Gilles, avec des camarades licenciés de Citroën, de « Mijnwerkersmacht » (Force des Mineurs) du Limbourg et d’Arbeidersmacht de Sidmar.
Mais la protestation n’a pas l’ampleur de celle de 1969. Cette fois, malgré le scandale absolu de la milice patronale, les centrales syndicales ne bougeront pas ; que du contraire, elles se retrancheront dans un anti-gauchisme virulent, alors que pourtant, la Ligue des droits de l’homme était intervenue.
Mais, une fois "les français partis", la milice continuait à se structurer ; « ils seraient 16, armés de matraques et de coup de poing américains, répartis dans 4 voitures qui patrouillent dans les rues de Forest. » (14)
Et 3 mois après la grève, le 29 janvier 1971, des étudiants distribuant des tracts à la sortie de l’usine seront agressés et blessés.
Plainte sera déposée pour constitution de milice privée devant le tribunal correctionnel, par l’avocate Cécile Draps au nom d’ouvriers licenciés, qui se sont portés partie civile. Et les barbouzes furent quand même partiellement condamnés.  (15)



GREVE SAUVAGE ET SYNDICAT 

JUIN 1970 Usine Michelin occupée

On l’a vu, toutes les grèves et arrêts de travail de 1969-1970 à Citroën ont été des grèves « sauvages » non reconnues par les centrales.
Cela a été la réalité de nombreux conflits, en particulier au Limbourg, où les mineurs s'en sont même pris à  des permanences syndicales de l' ACV.
Certains mouvements, comme à Michelin, s’ils se sont affrontés eux aussi aux délégués  et à leur centrale, jusqu’auboutistes de la paix sociale, et s’ils ont, eux aussi, été victimes de l’intervention musclée et violente d’une milice patronale qui a brisé l’occupation d’usine en juin 1970, avaient néanmoins un certain soutien « souterrain » d’un courant d’opposition syndicale au sein de la Régionale FGTB.
Le plus dramatique a sans doute été l’abandon par la Centrale des Métallurgistes du Brabant de deux de ses meilleurs délégués aux Forges de Clabecq, le délégué principal Sabbe et son adjoint Desantoine, tous deux communistes, licenciés pour faute grave après la grève sauvage de juin 1970, et par la suite, pourchassé, comme Sabbe, dans ses nouveaux emplois, ou chassé de son domicile, maison d’usine, comme Desantoine.
La répression patronale des grèves sauvages a été très féroce, mais le lâchage par une poignée de  dirigeants des  centrales syndicales, n’a pas été triste !




Et pourtant, que nous montraient- ils ces « sauvages » des années 70 ?
Ils nous montraient que, avec l’évolution industrielle des années 60, des couches entières de la classe ouvrière étaient peu prises en compte par certaines centrales professionnelles.
Les femmes par exemple : les 3000 ouvrières de la FN en février 1966 étaient, elles aussi parties en
1966 : Germaine en tête des grèvistes de la FN:
"pour faire trotter nos délégués"
grève sauvage, pour "A travail égal, salaire égal", mais elles avaient imposé à leurs organisations de reconnaître leur mouvement.
Nous allons « faire trotter nos délégués » chantaient elles, même si leurs délégués étaient tous des hommes…(16)
Mais dans beaucoup de petites entreprises, le rapport de force n’était pas celui - là ; et on a parfois vu des ouvrières, en colère, déchirer leur carnet syndical !
La même chose avec les travailleurs étrangers : les discriminations à leur participation aux élections sociales n’ont été levées définitivement qu’en 1974.
 Ce qui a causé des situations loufoques comme à Citroën : 80% d’étrangers, mais tous les délégués sont belges et, par la force des choses, plutôt hors du travail à la chaîne ou à des postes de maîtrise. Relativement mal placés donc pour se faire les porte - parole des grecs, espagnols, marocains ou turcs soumis aux cadences infernales et au despotisme d’atelier.
J’ai par la suite, embauché à la chaîne à VW Forest, retrouvé la même situation.
Là, le patron ne voulait pas d’un « nouveau Citroën » et n’embauchait que des belges, wallons comme flamands, de 18 à 30 ans.
Les salaires y étaient plutôt plus élevés qu’ailleurs, et la direction y soignait, en apparence du moins, les « relations humaines » : chefs souvent amènes et sympa, service social, grande cantine avec des bons repas, mesures fréquentes des poussières par des médecins etc.
Mais cela n’empêchait pas le ras le bol des cadences, de « la production avant tout », du « si on ne suit pas, on vole à la porte » ou du « en cas de retards ou d’absences, même pour maladie avec certificat, dehors ! »
Et cette génération de jeunes « plein l’cul » ne se retrouvait pas non plus dans sa représentation syndicale, formée souvent plus pour cogérer la paix sociale que pour combattre.
Et là aussi, à plusieurs reprises, c’est par la « grève sauvage », en juillet 1971 et en novembre 1973 (quand la cadence est passée de 205 à 225 voitures par jour - surtout qu'on venait de 180 !), que le ras le bol s’est exprimé.
Et là aussi, la réponse a été le licenciement d’une dizaine de jeunes travailleurs.

jugement de la cour du travail  dans "Ceux de Clabecq" G.Martin EPO
Un autre facteur de développement de ces grèves sauvages, c’est le refus du carcan de la « paix sociale » déjà évoqué plus haut.
Cela s’apparentait quand même à une sévère atteinte au droit de grève, dès lors que tout conflit déclenché en dehors des conventions signées pour 2 ans, était considéré comme « illégal ».
Il suffit pour s’en convaincre de lire un extrait du jugement de la cour de travail de Bruxelles sur le recours du délégué principal de Clabecq, Alphonse Sabbe, pour licenciement abusif : « cette grève se développa en marge des dispositions légales, conventionnelles et réglementaires ; cette collaboration à une action irrégulière peut être un motif grave de rupture immédiate… » (17)

Ce qu’ils nous ont donc appris ces « sauvages » du « mai ouvrier » et ce que, bon an, mal an ils ont aussi apporté au mouvement ouvrier et syndical, c’est la voie du combat, et non de la résignation, la voie de la lutte tous ensemble, hommes et femmes, belges et étrangers, jeunes et anciens, et non des discriminations.
Et leur combat allait nécessairement secouer les structures syndicales. 
En ce sens ils et elles, ont été des lanceurs et lanceuses d’alerte, qui ont payé cher leur engagement, et qui ne peuvent que continuer à nous inspirer.

Cet hommage aux pionniers des années 60 et 70 n’évite pas, pour moi, le devoir de réflexion sur notre approche à l’époque (je pense ici à UUU, évoqué dans ce post) des syndicats dans les grèves sauvages.
Indiscutablement, nous nous étions positionnés aux côtés des travailleurs, nous 
avions défendu, popularisé leurs revendications, combattu la répression dont ils étaient victimes, apporté la solidarité des étudiants. Nous avions choisi notre camp.
Mais nous avons aussi très vite commencé à « théoriser » sur la nature du syndicat.
Historiquement, organisation de combat et de défense des travailleurs, nous en avions fait globalement une des faces de l’appareil d’état, un « appareil idéologique d’état » à combattre et à abattre.
Nous appuyant unilatéralement sur une seule période historique, les années post 60-61, et généralisant les cas particuliers - il est vrai particulièrement nombreux - de collaboration de classe, à toutes les situations présentes et à venir, le décrivant comme un monolithe réactionnaire exempt à tout jamais de contradictions internes, nous l’avons décrit comme un appareil de trahison des travailleurs.
En occultant notre propre responsabilité de révolutionnaire, qui aurait dû être de combattre aussi en leur sein, l’hégémonie des partis de la bourgeoisie, d'aller à contre-courant et d’ œuvrer à faire patiemment basculer le rapport de force; en quelque sorte  de "faire  trotter  nos syndicats ».          Clair que ce ne ne devait pas être facile ; et moi qui, à un moment ai baissé les bras, je ne peux que reconnaître le mérite de ceux  qui,  pendant toutes ces années,  y ont œuvré et  y œuvrent encore aujourd'hui.
« La Cadena » écrivait en novembre 1970: « Le syndicat est contre les ouvriers. C’est nous qui le payons pour faire le jeu du patron ; ce n’est plus qu’une société de commerce où sont marchandés les intérêts des ouvriers ! C’est un traître et on n’a plus rien à espérer de lui »
Personnellement, il m’a fallu la confrontation avec l’impasse où  un tel discours idéologique conduisait, et la rencontre avec une équipe de militant-e-s  engagé-e-s, dans le syndicat, toutes personnalités remarquables, pour comprendre que, au sein des syndicats mêmes, des gens, toujours au combat, se battaient becs et ongles sur des positions de classe ; eux aussi étaient réprimés, voire parfois licenciés et broyés par leur propre « structure », et que de toute évidence ils n’étaient ni des traîtres, ni les complices de traîtres.
Eux aussi ont été des pionniers, des lanceurs d'alerte!
Et quand je me retrouve, 50 ans plus tard, à un piquet de grève ou dans les manifs à Bruxelles,  je ne peux m’empêcher de penser : « Heureusement qu’ il y a toujours les syndicats ! »




NOTES 
(1) cité dans :Solvay Business School 1903-2003 Edité par Muriel Constas Didier Devriese Kim Oosterlinck
(2) cité dans :ARTICLE DE MARCEL LIEBMAN - COMBAT 30 AVRIL 1970  ftp://digital.amsab.be/pubs_serials/Combat_1961-1992/1970/1970-17.pdf

(3) sur le mouvement de mai 68 à l'ULB, voir Serge Govaert: "C'était au temps où Bruxelles contestait" collection POL-HIS 1990
 (4)voir  Rik HEMMERIJCKX : "Mai 68 et le monde ouvrier en Belgique" dans "Contester dans un pays prospère" Anne Morelli et José Gotovitch Bruxelles  2007

 (5) Sur l'histoire de la  gauche radicale et du PTB : voir Herwig Lerouge "La commune de Louvain"
https://lavamedia.be/fr/la-commune-de-louvain/
Quant à UUU qui portait les espoirs de la gauche radicale post 68 à Bruxelles, elle se divisa idéologiquement fin 1971 entre "mao - spontanéistes"  de "La Parole au Peuple"(1972-1977) et "marxistes - léninistes" de l'UCMLB. (1972-1976)

(6) sur Michelin
* "Michelin gonfle, l'ouvrier crève" brochure du comité ouvrier de Michelin 1970
* "Le procès Michelin" Secours rouge international sd
* Dongkyu Shin : "Main d'oeuvre immigrée et revendications qualitatives- la grève  sauvage chez Michelin en 1970    https://www.journalbelgianhistory.be/en/system/files/article_pdf/Michelin%20Leeuw-Saint-Pierre.pdf
*CRISP CH n°491:
Le conflit social a l’usine Michelin (fin 1969 - mi 1970) dans le contexte des grèves sauvages
https://www.cairn.info/revue-courrier-hebdomadaire-du-crisp-1970-26-page-1.htm 

(7) http://www.citroenet.org.uk/foreign/belgium/belgium3.html

(8) Extrait de la convention collective des fabrications métalliques 1969-1970 
« Si néanmoins une grève  partielle ou totale, ou un lock out se produit dans une entreprise sans que les règles de la conciliation aient été respectées par les membres des organisations signataires, ces dernières s'engagent à mettre immédiatement tout en œuvre pour faire reprendre le travail dans un délai maximum de trois jours ouvrables. Si le travail n'est pas repris dans ce délai, les organisations signataires s'engagent à n'accorder aux travailleurs ou à l'employeur en cause ni leur appui, ni un soutien financier. 
En contrepartie du respect des engagements souscrits par les organisations syndicales, Fabrimétal verse, à trimestre échu, à un compte intersyndical, une allocation correspondant à 0, 6 % des salaires bruts [...]
 Si les organisations syndicales apportaient, contrairement à leurs engagements, un appui ou un soutien financier aux travailleurs en grève dans une entreprise, l'allocation serait réduite par cas de grève selon les modalités suivantes: le montant de la réduction est calculé à raison de 125 F par ouvrier ayant cessé ou ayant dû cesser le travail et par jour d'arrêt; cette somme est portée à 250 F après le vingtième jour de grève. »
En outre, la LOI DU 5 DECEMBRE 1968 SUR LES CONVENTIONS COLLECTIVES ET LES COMMISSIONS PARITAIRES stipule que : 
Article 31. La convention rendue obligatoire lie tous les employeurs et travailleurs qui relèvent de l'organe paritaire et dans la mesure où ils sont compris dans le champ d’application défini dans la convention.

(9)  "Enquête CITROEN"  UUU novembre 1969
(10) ibid
(11) Annales parlementaires - Chambre des représentants: séance du 2/12/1969 pp 22-29
(12) brochure UUU : "Citroën , la lutte continue" 4-5 décembre 1969
(13) Dessins dans "Notes critiques à propos des luttes à Citroën 69-71" groupe "lutte de classe" mars 1972
(14) UUU " histoire d'une milice privée " 4/02/1971

(15) Sur les milices patronales à Peugeot et Citroën, en France : nombreuses références sur le net;
Par ex:https://npa2009.org/content/les-milices-patronales-fascistes-et-truands-au-service-du-capital
https://www.humanite.fr/histoire-il-y-40-ans-les-assassins-de-la-cft-636895
https://www.legrandsoir.info/fini-le-couscous-et-le-ricard.html

(16) Sur la grève des femmes de la FN : Marie Thérése COENEN: « La grève des femmes de la FN en 1966 , une première en Europe » POL-HIS 1991
Et "ROUGEs FLAMMEs : https://rouges-flammes.blogspot.com/2016/01/fevrier-1966-herstal-la-greve-des.html
(17) Sur la grève aux Forges de Clabecq de juin 1970, voir "Ceux de Clabecq" pp34-43  Gilles ¨Martin EPO 1997