mardi 13 juin 2017

IL Y A 50 ANS , LE DRAPEAU NOIR FLOTTAIT A LA LOUVIERE : L'OCCUPATION DE L'USINE ANGLO GERMAIN en MAI-JUIN 1967 .



Il est coutume de célébrer les anniversaires des grands conflits sociaux qui ont marqué le mouvement ouvrier de notre pays, par des expositions, des manifestations , des colloques, des articles de presse.
Ainsi en fut il bien sûr de la grande grève du million de 1960-61, de la grève des ouvrières de la FN en 1966, des événements de Zwartberg de février 1966.
Ainsi – on peut le supposer - en sera t- il de la grève des mineurs du Limbourg de 1970.

Et en mai juin 1967, il y a 50 ans , il y a eu l'occupation des ateliers Anglo - Germain à LA CROYERE ( LA LOUVIERE)
Evénement important, d'abord parce que ce fut une des premières occupations d'usine à l'époque en Wallonie, ensuite par la mobilisation et la solidarité exceptionnelles qu'elle entraîna autour d'elle, de Liège au Borinage mais aussi en Flandre.

J'ai eu le plaisir d'en parler en mai dernier avec Marcel Couteau, qui était délégué principal FGTB en mai 1967 et l'incontestable leader du mouvement, et aussi de consulter un petit livre commémoratif de ce combat publié en 1997.


LES «GOLDEN SIXTIES»? PAS POUR TOUT LE MONDE !

Il est communément admis que les années 60 auraient été , entre la reconstruction d'après guerre et le choc pétrolier de 1973, une période de prospérité, de plein emploi, de consommation individuelle sans limite (avec la voiture, la TV, la machine à laver etc. ), en quelque sorte le paradis capitaliste sur terre .
On parle aussi des « 30 glorieuses » (1945-1975) pour exprimer l'essor économique de l'Occident post 2ème guerre mondiale.
Mais pour les travailleurs de Belgique, et en particulier de Wallonie, cette vision idyllique n'a pas grand chose à voir avec la vérité historique.
Dés la fin des années 50, les fermetures de charbonnages, d'outils sidérurgiques, d'ateliers de fabrications métalliques se succèdent et , ce ,entre autres en ce qui concerne les charbonnages et la sidérurgie, sous l'égide de la 1ère forme d'organisation européenne supra- nationale, la Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier.
Dans la région du Centre, autour de La Louvière, cela a signifié entre 1956 et 1966, la perte de 21300 emplois industriels d'ouvriers et d'employés soit 34% !! des emplois industriels , contre le gain de 2700 emplois dans les services .
Cela a signifié aussi une baisse du pouvoir d'achat ( de 1957 à 1961 -9,5% ) , le départ de travailleurs vers d'autres régions , la dégradation du logement , en un mot la mort lente d'une région.
Curieuses « années d'or » en effet, qui voient les fleurons du savoir faire de toute une région sacrifiés sur l'autel de la recherche du profit maximum immédiat au détriment de l'intérêt général.
N'y avait il plus besoin dans les années 60, en Belgique, en Europe et dans le monde, de locomotives , de wagons , de tramways, de grues etc.
Le matériel ferroviaire de la région du Centre était réputé aux 4 coins du monde, et ce depuis la deuxième moitié du XIXè me siècle . Les noms de « Forges-Usines et Fonderies de Haine St Pierre » (FUF), « Franco Belge » devenue Anglo Germain , « Baume Marpent » sont indissociablement liés aux locomotives , à vapeur, puis électriques , aux wagons, aux voitures qui sillonnèrent le monde entier.
locomotive 4616 de "la franco belge"
En 1954-1955, l' industrie ferroviaire du Centre pouvait sortir un wagon toutes les 3 minutes, une voiture toutes les 3 heures, une locomotive toutes les 8 heures.






MISE A MORT D'UN FLEURON DU CAPITALISME « BELGE »
Premier aspect de la mise à mort , le non investissement des profits fabuleux dégagés pendant des années et des années dans la construction ferroviaire, à partir essentiellement de commandes publiques.Le grand patronat et les banques , en particulier « la Société Générale » préféraient investir leurs profits vers d'autres activités plus « rentables » et laissaient volontairement vieillir et mourir un outil industriel , condamnant ainsi à mort tout le savoir faire et l'excellence de travailleurs, qu'ils avaient dans l'après guerre pressé comme des citrons !
Autre aspect de la mise à mort, c'est de peu à peu concentrer le maximum d'activité sur le siège brugeois de « La Brugeoise » là où les  salaires étaient moins élevés, sorte de délocalisation à l'échelon national. Et ce y compris pour les commandes publiques de la SNCB.
Des entreprise du centre furent ainsi obligées de céder leurs propres commandes à Bruges, faute de garanties bancaires...
Plus qu'un choix « communautaire », c'était de toute évidence – comme toujours - un choix de gros sous ! Comme quoi « non, non, rien n'a changé... »


DEJA DES « SANCTIONS »: LE BOYCOTT DE L'URSS ET DE LA CHINE
Mais , il faut aussi le souligner , à une époque où les sanctions économiques pour raisons politiques sont à nouveau à la mode (contre L'Iran, la Russie, Cuba, la Syrie après l' Irak sous l'égide de l'Union Européenne et des Etats Unis) , la Franco Belge ( devenue par la suite Anglo Germain) s'est vu imposer – comme tous les constructeurs ferroviaires des boycotts de commandes venant des pays de l'Est : dés 1948, les licences d'exportation pour une commande venant d'Union Soviétique de 4000 wagons basculants furent refusées , de même que de nombreux projets pour les pays de l'Est .
En 1955, une commande de locomotives-tenders pour la République Populaire de Chine , représentant 18 mois de travail pour 700 ouvriers était interdite.



FERMETURE, RESISTANCE , OCCUPATION D'USINE



Le déclin voulu et programmé de l'industrie ferroviaire du Centre aboutit en mars 1967 à l'annonce de la cessation d'activité , par demande d'un concordat judiciaire , de l' Anglo - Germain qui occupait encore 450 ouvriers et employés, et à la brutale remise des préavis de licenciements initialement prévue pour le 30 mars
Manifestation du 8 mai 1967 à LA LOUVIERE
Après plusieurs manifestations dans les rues de La Louvière, contre la menace de fermeture, puis pour le retrait de tout préavis,après une pré - occupation de 24h par la délégation syndicale, après une grande manifestation régionale à La Louvière de plus de 20000 personnes, le 8 mai 1967,

« le 16 mai 1967 à 7heures du matin, les travailleurs décident en Assemblée générale d' occuper l'usine, avec comme objectif n°1 le maintien de l'activité
Immédiatement le gouverneur en est averti, pour l'assurer du calme et de la discipline des travailleurs et lui demander d'éviter toute présence et intervention des forces de l'ordre.
La direction de la centrale des métallurgistes, avertie eut cette phrase : « Vous êtes tombé sur la tête , Couteau »
L'occupation , manifestement, n'était pas souhaitée par les directions de la centrale .
Lors d'une assemblée des forces vives de la région du Centre, le discours dominant était : « Ce sont des épaves industrielles, il n'y a rien à faire. »
On leur répondait : « avec une volonté politique, on peut les renflouer ; vous êtes responsables de ces « épaves » ( entretien avec Marcel Couteau)


Le point n°1 de l'occupation était un plan de relance de l'activité de l'usine, avec mise sous séquestre si nécessaire.
Et ensuite bien sûr l'assurance du maintien de tout emploi et d'autres revendications sur le reclassement de tous les travailleurs dans la région.
Ils sont allés à Bruxelles, rencontrer le gouvernement, ( ministre Servais) qui escamotait le point 1 et le 1er ministre Van den Boeynants.
Durant l'occupation , les travailleurs – par la voix de leur délégué principal Marcel Couteau – le convoqueront , à venir se rendre compte sur place et le premier ministre se rendra à l'usine.
Le point clé de l'occupation était bien sûr – comme dans tout combat contre les fermetures – l' espoir du maintien de l'activité avec des accords écrits et signés.
C'est ainsi qu'à 2 reprises les travailleurs , par vote secret , refuseront les promesses du gouvernement .
Le jeudi 18 dans la nuit, malgré le report des préavis et de la fermeture éventuelle et la promesse de commandes de wagons supplémentaires la proposition est refusée 165 voix contre 66.
Les travailleurs se méfient des promesses !
Le vendredi 26 , ce vote sera confirmé par 154 voix contre 116 ; les travailleurs veulent des engagements écrits .
Il faut se rendre compte qu'il y avait un formidable mouvement de solidarité dans toute le région et dans toute la Wallonie. »

UN FORMIDABLE MOUVEMENT DE SOLIDARITE

Dés le 17 mai, les délégations massives se pressent devant les grilles de l'usine occupée :500 travailleurs des ateliers du Thiriau en bleu de travail , 500 du Longtain , en chantant l'Internationale, multiples délégations de Boël , - ils sortent, parfois la nuit, en casque blanc à plusieurs centaines pour aller à l' Anglo.
Tout le personnel communal de La Louvière, des délégations des ACEC de Charleroi, qui manifesteront en masse quelques jours plus tard à Charleroi, délégations de métallos du Borinage ou de Liège ,des travailleurs des faïenceries, enseignants CGSP du Centre , de Bruxelles., arrêts de travail des traminots.
Le 19 mai, 4000 travailleurs de Cockerill - Ougree arrêtent le travail et manifestent dans les rues de Seraing.
Le dimanche, une délégation de mineurs limbourgeois de Zwartberg arrive à La Croyère  pour expliquer que malgré les accords signés sur leur reclassement après la fermeture, 1200 d'entre eux étaient toujours sans emploi.

Les ACEC CHARLEROI manifestent 

Et dans la 2ème semaine, dés le lundi 22 mai, le mouvement s'élargit , c'est d'abord une grève générale de 24 h des métallos du Centre, avec manifestation devant l' Anglo- Germain:15 à 20000 travailleurs défilent devant l'usine occupée.
« On ne crie pas, mais un chant s'élève inlassablement, l' Internationale ; des drapeaux noirs comme
celui fiché sur l'usine ; jaunes avec un coq rouge , comme en 60-61.
Pendant plus de 45 minutes, le flot des manifestants défile ; Les trains Bruxelles – La Louvière sont bloqués pendant plus d'une 1/2 heure.
Des pancartes peu nombreuses : « halte aux faux reclassements, mise sous séquestre »
L'après midi , ce sont les mères , épouses et fiancées des occupants qui parcourent les rues de La Louvière portant des drapeaux noirs et des calicots réclamant du travail pour leur mari et le sauvetage de la Wallonie.
Et le mercredi 24, c'est toute la métallurgie du Hainaut, suivie par celle de Liège et de Namur, qui arrête le travail pendant une heure. Et une entreprise liégeoise Bailly Mathot , menacée de fermeture, part ,elle aussi, en occupation.
Les jours suivants, les entreprises métallurgiques tenaient assemblée. Dans certaines, on vote des résolutions appelant à la vigilance : »si les promesses de reclassement n'étaient pas tenues, il faudrait généraliser les occupations d'usine .»
La situation devenait explosive en cette fin mai 1967.


SYNDICAT , COMITE DE DEFENSE
L'occupation était gérée par un Comité de défense.La colonne vertébrale en était bien sûr la délégation syndicale FGTB et son délégué principal Marcel Couteau.
Dans son orientation syndicale, il a voulu promouvoir la démocratie syndicale en s'opposant à ce qui était « la magouille permanente » pour désigner le président de la délégation.
C'est ainsi qu'il a voulu en 1967 élargir le poll des élections sociales pour désigner les candidats, réservé en principe aux seuls syndiqués FGTB, à tout le personnel , quelle que soit l'étiquette.
De même, il s'est opposé à la guerre permanente entre FGTB et CSC, venant aussi de la direction droitière et sectaire de la Centrale des Métallurgistes et il promouvait le Front Commun.
Mais, explique celui ci, « lors des élections sociales, la CSC avait perdu son siège ouvrier, la FGTB récoltant l'ensemble des sièges. Pour maintenir l'unité de tous les travailleurs et associer la CSC au combat, nous avons créé ce comité de défense. « 
D'autre part, dans le Comité de défense, participaient aussi des cadres qui soutenaient le mouvement.
C'est aussi dans cet esprit d'ouverture que le Comité de défense organisa le dimanche matin une messe dans l'usine dite par l'abbé Monnom, aumônier de l'action sociale. 


LA FIN DE L'OCCUPATION, LA « PAIX ARMEE » et LA FIN DE L'ANGLO
La situation fin mai était donc explosive dans la région et dans toute la Wallonie, nous l'avons vu;
Le samedi 27, le Front commun des délégués des centrales des métallurgistes, qui avait largement mobilisé les métallos de la région met subitement un coup d'arrêt en déclarant que "plus aucun travailleur, ni délégation ne sont autorisés à provoquer des arrêts de travail dans leur entreprise sous prétexte de solidarité ; cette façon d'agir dépopularise le conflit ...."

Le gouvernement signe alors un engagement écrit.
Mais , en fait, aucune garantie de continuation de l'activité n'est donnée, - elle sera laissée à l'initiative et à l'appréciation patronale en cas de concordat judiciaire. Le choix de la vie ou de la mort est donc laissé à l'initiative privée qui , pourtant, a déjà tellement failli dans ce dossier :
« si le concordat est accordé, le gouvernement est disposé à soutenir au maximum l'effort des dirigeants qui accepteront de poursuivre les activités de l'entreprise »
Et d'autre part : »tenant compte des commandes supplémentaires de wagons, permettant aux industries de la région d'employer du personnel en plus grand nombre, les industries s'engagent en totalité à reprendre le personnel ouvrier d'Anglo – Germain. » ( avec une garantie d'emploi d'un an)
On a donc ,un mix d'une problématique  continuation de l'activité sur le site et d'un  reclassement immédiat dans les entreprises voisines par l'augmentation des commandes publiques.
La mise sous séquestre n'est pas envisagée.
Marcel Couteau déclarait : « sous l'impulsion des délégués de base, un mot d 'ordre nouveau est apparu : la mise sous séquestre.A mon avis, il va faire son chemin. Il est bien accueilli dans d'autres entreprises, et chez nous, même le personnel de cadre y est favorable.
L'origine remonte à une loi de 1944 qui condamnait les patrons collaborateurs pour incivisme économique;ce qui se passe aujourd'hui peut être mis sur le même pied : ,incompétence patronale, manque de civisme vis à vis de la communauté. » (interview à La Gauche )
« Cette solution permettrai la continuation de l'activité, et serai moins coûteuse que la fermeture elle même »préconisait le nouveau directeur nommé en juin 1966, et qui était resté avec les grévistes. Il préconisait une mise sous séquestre avec « un comité de gestion , incluant des délégués du gouvernement et des syndicats » ( Combat n°23 1967)


Quoi qu'il en soit, le jeudi 1er juin,après 17 jours d'occupation l'assemblée des grévistes accepte majoritairement  (167 pour contre 65) le protocole gouvernemental ,et décide de lever l'occupation dés le lendemain 2 juin.
Tout en « réclamant la continuité des activités de l'entreprise » et en « décrétant pour les jours à venir un état de paix armée. »
Pour eux, il est possible de sauver le site par de nouvelles commandes . Ils ne veulent pas d'un nouveau « scandale Gilson » , du nom de la grande entreprise sidérurgique fermée en 1966 et où des travailleurs reclassés dans un premier temps, avaient à nouveau été licenciés.

Mais rien n'y fit. « En effet, malgré l'acceptation du concordat, le 8 juin, le gouvernement faisait savoir que l'absence d'offre valable, assurant la continuité des activités de l'entreprise ne lui permettait pas de tenir son engagement. »
En février 1968, Germain Anglo , ou l'Anglo Germain – les 2 noms existaient , fermait définitivement ses portes.
En 1969, le site était racheté par une société spécialisée dans la construction d'hyper marchés et le 17 décembre 1970, SAR le prince Albert de Belgique inaugurait le centre commercial du « Cora City ».

S'ils n'ont pas réussi à sauver l'activité, ils ont néanmoins forcé le gouvernement à élargir les obligations  en cas de fermeture - ce qui deviendra le Fond de fermeture - pour protéger les droits des travailleurs licenciés.
Et surtout ils ont donné une démonstration de la force de la solidarité ouvrière et ils ont mis à l'ordre du jour l' action ouvrière collective par l'occupation d'usine.



MARCEL COUTEAU
Marcel COUTEAU, le leader incontesté de l'occupation d'Anglo Germain a aujourd'hui 84 ans.
Il est issu d' une famille ouvrière . Le grand père paternel était mineur de fond, socialiste des années 1886, et son grand père maternel , décédé à 48 ans, travaillait chez Boël.
Ses parents avaient été  Partisans Armés, et son père conseiller communal communiste à Houdeng père a été un résistant actif 
Il commence à travailler à 14 ans dans une entreprise de matériel roulant de 1500- 2000 travailleurs, les Etablissements Goldschmidt ( ou encore FUF).
Puis il entrera à La Franco Belge – qui deviendra par la suite Anglo Germain.
En 1947, il adhère au Parti Communiste, auquel il est depuis lors resté fidèle.
Il considère que pour des militants communistes d'entreprises, la lutte de classe ne s'arrête pas aux portes des usines ; mais doit s'ancrer aussi localement.
C'est ainsi que Marcel Couteau deviendra conseiller communal sous le sigle UDP (union des progressistes) ,en alliance avec le PS et d'autres dans sa commune du Roeulx – et ce depuis 1970 - soit 8 mandatures
Il sera aussi , dans ce cadre ,échevin et bourgmestre ; il est toujours aujourd'hui conseiller UDP dans l'opposition.
Il sera aussi élu député du Parti Communiste en 1968 et réélu en 1971.




Sources:* Rencontre avec Marcel Couteau , mai 2017
              * "L'Anglo- Germain 1967- l'actualité d'une lutte qui a eu 30 ans" - 1997 fondation Jacquemotte.
                
               *"La région du Centre" Courrier hebdomadaire du CRISP -1969/12
        
                * Combat hebdo du MPW n°20-21-22-23- 1967
                * la Gauche 
                * La Voix du Peuple 
               * Marcel Couteau :https://fr.wikipedia.org/wiki/Marcel_Couteau