(Ce texte est extrait d'un article publié en 2015 dans "Etudes Marxistes" n° 110 )
Il163 est admis dans les analyses sur la Grande Guerre que le courant de refus de la guerre, pacifiste et internationaliste, a été de faible importance en Belgique.
Il en allait différemment en Russie, bien sûr, en Italie, en Allemagne, en Grande-Bretagne, en Serbie, en Bulgarie où majoritaires et minoritaires se sont affrontés au sein du mouvement socialiste. Alors que de grandes voix intellectuelles se faisaient entendre pour la paix, comme celle de Romain Rolland en France, la Belgique semble avoir connu le règne sans partage de la « défense de la patrie », du rassemblement autour de la monarchie, de l’Union sacrée.
Cela peut s’expliquer par la violence de l’attaque allemande, la violation de la neutralité, la cruauté des troupes du Kaiser, les massacres, et surtout aussi par le statut de pays occupé. Tout acte d’internationalisme, de pacifisme, de refus de la guerre pouvait être — et a été — interprété comme acte de trahison de la patrie, ou pouvait être manipulé par la puissance occupante comme acte d’allégeance.
L’opposition à la guerre est communément réduite à l’« activisme », démarche politique consistant à utiliser la situation de guerre pour stimuler le mouvement flamand. La plupart des dirigeants bourgeois activistes se sont alignés sur la Flamenpolitik de l’occupant allemand. Après l’Armistice de 1918, la chasse aux sorcières se met en place. Si on n’avait pas partagé les buts de guerre de l’Entente, on était du côté de l’Allemagne et de ses alliés, et dès lors, accusé de trahison. « Toutes les pensées généreuses et toutes les initiatives nouvelles sont condamnées au silence, à la clandestinité ou à la collaboration164. »
Mais quelques « hommes contre » se sont quand même levés. Ils ont écrit, parlé, crié ou murmuré. On les a souvent punis pour essayer de les faire taire et leur histoire a été — et est toujours — occultée. Ils ont été les précurseurs de cet éveil des consciences qui balayera l’Europe, dont la Belgique, dans les années 1917-1920.
Au-dessus de la mêlée
Portrait de Romain ROLLAND par Frans MASEREEL |
Impossible d’aborder le sujet sans évoquer la figure de Romain Rolland, qui a en quelque sorte ouvert la voie au combat antiguerre, parmi les artistes et écrivains. Debout, seul, contre la guerre, contre la haine, l’auteur de Jean Christophe interpelle, dès septembre 1914, les élites européennes, les intellectuels, les Églises, les partis socialistes, « qui attisent l’incendie » ; « chacun y apporte son fagot », dit-il. Il accuse l’impérialisme. Mais son analyse de l’impérialisme n’est pas celle de Lénine. Tout en désignant les « trois grands coupables, les trois aigles rapaces », les trois Empires, Russie, Allemagne et Autriche-Hongrie, il ajoute aussitôt : « Le pire ennemi n’est pas au-dehors des frontières, il est dans chaque nation ; et aucune nation n’a le courage de le combattre. » « C’est ce monstre à cent têtes, qui se nomme l’impérialisme… Chaque peuple a, plus ou moins, son impérialisme ; quelle qu’en soit la forme, militaire, financier, féodal, républicain, social, intellectuel, il est la pieuvre qui suce le meilleur sang de l’Europe. » Et d’exiger la création par les pays neutres d’une haute cour des peuples pour juger les crimes de guerre, d’où qu’ils viennent.
Le grand mérite de Romain Rolland est d’avoir, dès le début de la guerre, osé aller à contre-courant. Au détriment de ses amitiés internationales que son roman Jean Christophe lui avait créées, au détriment de sa situation personnelle et de sa réputation, il vit en exil en Suisse pendant 24 ans.
Sa pensée n’est certes pas prolétarienne. Il croit avant tout au rôle des élites de « l’esprit » chargées, selon lui, d’éclairer les peuples. Il veut le rassemblement d’un cercle d’intellectuels « purs » se posant comme conscience morale de toute la société. Mais ce rassemblement doit refuser toute discrimination entre les nations ou entre les races. Message élitiste, un peu mystique sans doute, mais universaliste et profondément humaniste, qui est comme un rayon de lumière dans les ténèbres du massacre et de la haine.
Considéré, aussi bien en France qu’en Allemagne, comme l’ennemi public no 1, censuré dans son propre pays, il est vilipendé par tous comme « l’anti-France ». « On ne lui fit pas grâce des plus viles calomnies : il collaborerait à des feuilles allemandes ; son éditeur américain serait un agent du Kaiser […] la presse entière s’entend pour le boycotter165. » Il est néanmoins, en 1915, couronné par le prix Nobel de littérature166. Peu à peu, il recrée un tissu international de contacts et d’amitiés liés par le refus ferme de la boucherie impérialiste. Le noyau pacifiste de Genève est lui-même peu ou prou influencé par les idées révolutionnaires de la gauche socialiste de Zimmerwald, puis en 1917, par la révolution russe. Les plus grands intellectuels du monde entier se rangent à ses côtés : S. Zweig, P. J. Jouve, M. Gorki, U. Sinclair, G. Duhamel, H. Mann et bien d’autres. Parmi eux, un Belge de Gand, Frans Masereel.
Frans Masereel
Masereel, maître incontesté de la gravure sur bois, est né en 1889 à Blankenberge. Il fait partie de cette génération de jeunes bourgeois flamands marqués par les grands mouvements d’idées de la fin du 19e siècle : l’anarchisme, mais aussi le socialisme naissant. Il est influencé à la fois par son milieu familial, libre penseur et anarchisant, et par les plaidoyers d’Édouard Anseele, père fondateur du POB, pour la justice sociale et contre l’exploitation éhontée des ouvriers. Il assiste aux grandes manifestations pour le suffrage universel et contre le travail des enfants. « Chaque matin, il voit passer cette foule anonyme, se dirigeant vers l’usine, où jour après jour, de six heures du matin jusqu’à sept heures du soir, l’on travaille aux métiers à tisser pour un salaire de famine de 2,5 francs par jour. » « Ça me révoltait », dit-il167.
C’est la rencontre avec un artiste ami de la famille, ses pérégrinations dans les innombrables ruelles de Gand, puis la découverte de Paris, qui éveillent en lui la passion du dessin et du noir et blanc, plus que les cours du soir des Beaux-Arts. En 1909, il est exempté du service militaire par un tirage au sort favorable (c’est la dernière année d’application de la « loi sanguinaire », qui désignait les conscrits par tirage au sort).
Frans MASEREEL (à dr.) avec Romain ROLLAND |
Dès lors, il voyage et finit par s’installer à Paris. Les amitiés nouées dans la capitale française pendant les années 1911-1914 sont décisives à la fois pour le développement de son art et pour son engagement futur. Citons Henri Guilbeaux, artiste anarchisant, admirateur de Verhaeren, et qui, plus tard, proche de Lénine, rallie les communistes, et aussi Stéphane Zweig et bien d’autres.
C’est en Bretagne que la guerre le surprend. Il rentre d’urgence à Gand, où il est rayé des registres de la population, et où personne ne peut lui préciser sa situation militaire. Il quitte Gand, juste avant l’occupation de la ville par les troupes allemandes, non sans avoir réalisé plusieurs esquisses de Termonde, ville martyre en ruines. Il rejoint Paris, puis Genève. En 1915, installé avec sa famille à Genève, fidèle à ses choix politiques, il connaît la pauvreté et la vie difficile de l’exilé : il travaille bénévolement pour l’agence des prisonniers de guerre de la Croix rouge, aux côtés de Romain Rolland, et vit de petits boulots, comme garçon de café.
C’est principalement dans trois publications que la tendance pacifiste antimilitariste et internationaliste s’exprime à Genève : Demain, dirigée par Henri Guilbeaux, Les Tablettes de Jean Salives et La Feuille dirigée par Jean Debrit. L’inspiration politique et idéologique de ces revues est diverse : anarchisme, pacifisme tolstoïen, antimilitarisme. Mais il est clair que le courant politique des conférences de Zimmerwald et Kienthal, le courant du socialisme internationaliste y joue un rôle prépondérant, notamment par l’influence de Guilbeaux, qui a assisté, comme délégué français, à la deuxième conférence à Kienthal en avril 1916168.
L’expérience de La Feuille est à plus d’un égard exemplaire. Quotidien publié à partir d’août 1917, ancré dans le monde journalistique suisse — son directeur Jean Debrit était issu du Journal de Genève —, La Feuille est diffusée dans toute la Suisse, y compris la partie alémanique. Elle est interdite en Allemagne, en France et dans les pays francophones, y compris en Belgique occupée. Malgré la censure, cependant, elle est diffusée en France, par le siège de La Vie ouvrière. Sa rédaction reçoit ainsi de nombreuses marques de sympathie, mais aussi des courriers qui sont loin d’être amicaux : « On nous traitait de tous les noms comme bandits, traîtres, vendus169. » La ligne politique est très claire. Pour Debrit, le directeur, et sa rédaction, la guerre n’est rien d’autre qu’une crise sanglante du capitalisme où l’on sacrifie en masse les ouvriers européens afin de préserver les intérêts de la haute finance et des grands industriels. Militaristes, nationalistes, colonialistes et fabricants d’armes, tous figurent tour à tour à la Une. La rédaction veut ainsi combattre la haine et les préjugés, en essayant de révéler la vérité et porter un jugement impartial sur tous les peuples belligérants sans distinction.
Chaque jour, Masereel produit un dessin de première page qui commente l’actualité. « Ce n’est que tard le soir, vers 11 heures, qu’il arrive à la rédaction. Il parcourt vite les journaux, les derniers communiqués et dépêches et dispose alors de deux heures pour faire son dessin. La plupart du temps, il s’inspire d’une citation tirée d’un communiqué gouvernemental ou d’un titre de journal, mais il lui arrive aussi de rédiger lui-même la légende. Il devient maître dans l’art de trouver ce que Henry Van de Velde appelle “une légende lapidaire, cruelle et foudroyante”170. »
Convoqué au consulat belge de Genève en automne 1917, il refuse de se mettre à la disposition des autorités militaires belges. Cela lui vaut d’être déclaré « déserteur » par les autorités belges du Havre. Il reste banni de son propre pays jusqu’en 1929 !
Masereel a donné l’image d’un homme profondément engagé, militant de la paix, qui met quotidiennement son art au service de son combat politique. On le présente volontiers aujourd’hui — du moins quand on daigne, en ces années de commémoration, parler de lui — comme un objecteur de conscience, exemple du pacifiste opposé à toute guerre et à toute violence, qui aurait fui Gand dès août 1914. Bizarre, pour un homme qui s’est volontairement présenté à trois reprises aux autorités belges, au consulat belge de Brest et à la commune de Gand en août 1914 et au consulat belge de Paris en 1915.
Cette approche évite de poser le débat de fond sur la nature de la guerre, et permet d’offrir une image consensuelle d’un des maîtres mondiaux de la gravure sur bois. D’autant plus qu’aujourd’hui, l’objection de conscience n’est plus un délit. Les seuls opposants à la guerre seraient, soit des traîtres activistes pro-allemands, soit quelques rares objecteurs, pour raison morale. Mais de vrais opposants politiques, point ! Il m’apparaît plutôt que c’est l’activité politique militante de Frans Masereel à Genève qui est à l’origine de l’ordre de rejoindre l’armée de l’Yser et que c’est son refus de déserter son propre combat antimilitariste — ses dessins, son journal — qui est puni politiquement par l’accusation infamante de désertion. D’ailleurs, dans les années 20, le triomphalisme chauvin belgicain, mêlé à l’anticommunisme ambiant, dresse un barrage contre son retour au pays. Ce n’est qu’en 1929, que le vote d’une loi « sur l’extinction des poursuites », s’appliquant également aux « récalcitrants et réfractaires » lui permet de retrouver le pays de sa jeunesse, Gand, la région de la Lys, la vallée de l’Escaut, le littoral flamand. Émile Vandervelde lui propose bien en 1927, de rentrer au pays et de se laisser condamner comme réfractaire, avec la promesse que tout s’arrangerait. Mais l’artiste, lui, a des principes et il refuse.
roman en images : les 25 images de la passion d’un homme |
Dans la ligne radicale des Tablettes et de La Feuille, l’artiste entreprend au printemps 1918 la confection d’un merveilleux roman en images : "les 25 images de la passion d’un homme" 171, très probablement inspiré, selon son biographe J. Van Parys, par la grève — fin 1917 — dans les usines d’armement de Saint-Étienne et du département de la Loire et par l’exemple de son dirigeant Clovis Andrieu. Dirigeant syndical actif contre l’Union sacrée, celui-ci a été lui aussi « puni », avec l’ordre de rejoindre son unité. Une grève de 210 000 travailleurs oblige alors le gouvernement français à reculer. En mai 1918, Andrieu organise — fait remarquable, mais méconnu — une grève politique révolutionnaire pour la paix et pour arrêter toutes les usines de guerre. Il est arrêté et incarcéré jusqu’en 1919.
Du pacifisme internationaliste à l’antifascisme
La vie et l’engagement de Frans Masereel, aussi bien que de Romain Rolland illustrent la conception internationaliste des grandes figures pacifistes de la Première Guerre mondiale. Il y a d’ailleurs une continuité entre leur combat de Genève contre la guerre impérialiste de 1914-1918 et leur engagement antifasciste des années 30. En 1933, Masereel écrit : « Nous allons vers une époque où Goethe serait en prison, Beethoven pendu, Shakespeare enfermé, Rembrandt dans un camp de concentration, Voltaire guillotiné172. » Il signe l’appel de Romain Rolland et Henri Barbusse visant à organiser un congrès pacifiste international à Amsterdam, qui est l’origine, après l’arrivée de Hitler au pouvoir, du grand mouvement antifasciste des artistes, écrivains et intellectuels, connu sous le nom d’ Amsterdam - Pleyel, pour le désarmement, contre la guerre et contre le fascisme. Parmi les participants, de grands noms, souvent déjà signataires des appels de Rolland et Barbusse de 1919 : Bertrand Russel, Albert Einstein, Heinrich Mann, Maxime Gorki, Mme Sun Yat-sen, John Dos Passos, Upton Sinclair.
Frans Masereel quant à lui, traité par un nazi de Hambourg de « dessinateur-agitateur pacifiste au service du judéomarxisme », ses œuvres au grand complet considérées par les nazis comme « nuisibles et indésirables », s’engage aux côtés des victimes du fascisme hitlérien. Défenseur de l’Union soviétique, solidaire de l’Espagne républicaine, artiste du Front populaire, c’est avec un faux passeport qu’il traverse l’occupation nazie et échappe aux rafles de la Gestapo. Engagé aux côtés des maquisards — le moulin où il s’était réfugié servait de boîte aux lettres — au printemps 1944, il est loin de l’image du pacifiste à tout crin ; c’est bien d’un combattant, engagé à gauche dont il s’agit !
NOTES
164 Daphné de Marneffe, Entre modernisme et avant-garde : Le réseau des revues littéraires de l’immédiat après-guerre en Belgique (1919–1922), thèse présentée en vue de l’obtention du titre de docteur en Langues et Lettres, Université de Liège, 2007, p. 104, bictel.ulg.ac.be/ETD-db/collection/available/Ulgetd-09292007-212823/unrestricted/02These_DdeMarneffe.pdf.
165 S. Zweig, Romain Rolland, Le Livre de Poche, 2014, pp. 311-312.
166 Qui ne pourra lui être remis qu’en 1916.
167 Cité dans Joris Van Parys, Frans Masereel : Une biographie, AML éditions, Bruxelles, 2008, p. 27.
168 J. Van Parys, op. cit., pp. 56-57.
169 Voir Pierre Vorms, Gespräche mit Frans Masereel, VEB Dresden, 1967, p. 36.
170 J. Van Parys, op. cit., pp. 62-66.
171 Frans Masereel, Die Passion eines Menschen, 25 gravures sur bois, Kurt Wolff, Munich, 1928, www.frans-masereel.de/15377_Passion.html.
172 Frans Masereel, « Lettre à Georg Reinhart », 16 octobre 1933, cité dans J. Van Parys, op. cit., p. 264.
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