Il est coutume de célébrer les
anniversaires des grands conflits sociaux qui ont marqué le
mouvement ouvrier de notre pays, par des expositions, des
manifestations , des colloques, des articles de presse.
Ainsi en fut il bien sûr de la grande
grève du million de 1960-61, de la grève des ouvrières de la FN en
1966, des événements de Zwartberg de février 1966.
Ainsi – on peut le supposer - en sera
t- il de la grève des mineurs du Limbourg de 1970.
Et en mai juin 1967, il y a 50 ans , il
y a eu l'occupation des ateliers Anglo - Germain à LA CROYERE ( LA
LOUVIERE)
Evénement important, d'abord parce que
ce fut une des premières occupations d'usine à l'époque en
Wallonie, ensuite par la mobilisation et la solidarité
exceptionnelles qu'elle entraîna autour d'elle, de Liège au
Borinage mais aussi en Flandre.
LES «GOLDEN
SIXTIES»? PAS POUR TOUT LE MONDE !
Il est communément admis que les
années 60 auraient été , entre la reconstruction d'après guerre
et le choc pétrolier de 1973, une période de prospérité, de plein
emploi, de consommation individuelle sans limite (avec la voiture, la
TV, la machine à laver etc. ), en quelque sorte le paradis
capitaliste sur terre .
On parle aussi des « 30
glorieuses » (1945-1975) pour exprimer l'essor économique de
l'Occident post 2ème guerre mondiale.
Mais pour les travailleurs de Belgique,
et en particulier de Wallonie, cette vision idyllique n'a pas grand
chose à voir avec la vérité historique.
Dés la fin des années 50, les
fermetures de charbonnages, d'outils sidérurgiques, d'ateliers de
fabrications métalliques se succèdent et , ce ,entre autres en ce
qui concerne les charbonnages et la sidérurgie, sous l'égide de la
1ère forme d'organisation européenne supra- nationale, la
Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier.
Dans la région du Centre, autour de La
Louvière, cela a signifié entre 1956 et 1966, la perte de 21300
emplois industriels d'ouvriers et d'employés soit
– 34% !! des emplois industriels
, contre
le gain de 2700 emplois dans les services .
Cela
a signifié aussi une baisse du pouvoir d'achat
( de 1957 à 1961 -9,5% )
, le
départ de travailleurs vers d'autres régions , la dégradation du
logement , en un mot la mort lente d'une région.
Curieuses « années d'or » en effet, qui voient les
fleurons du savoir faire de toute une région sacrifiés sur l'autel
de la recherche du profit maximum immédiat au détriment de
l'intérêt général.N'y avait il plus besoin dans les années 60, en Belgique, en Europe et dans le monde, de locomotives , de wagons , de tramways, de grues etc.
Le matériel ferroviaire de la région du Centre était réputé aux 4 coins du monde, et ce depuis la deuxième moitié du XIXè me siècle . Les noms de « Forges-Usines et Fonderies de Haine St Pierre » (FUF), « Franco Belge » devenue Anglo Germain , « Baume Marpent » sont indissociablement liés aux locomotives , à vapeur, puis électriques , aux wagons, aux voitures qui sillonnèrent le monde entier.
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locomotive 4616 de "la franco belge" |
MISE A MORT D'UN FLEURON DU CAPITALISME « BELGE »
Premier aspect de la mise à mort , le non investissement des profits fabuleux dégagés pendant des années et des années dans la construction ferroviaire, à partir essentiellement de commandes publiques.Le grand patronat et les banques , en particulier « la Société Générale » préféraient investir leurs profits vers d'autres activités plus « rentables » et laissaient volontairement vieillir et mourir un outil industriel , condamnant ainsi à mort tout le savoir faire et l'excellence de travailleurs, qu'ils avaient dans l'après guerre pressé comme des citrons !
Autre aspect de la mise à mort, c'est de peu à peu concentrer le maximum d'activité sur le siège brugeois de « La Brugeoise » là où les salaires étaient moins élevés, sorte de délocalisation à l'échelon national. Et ce y compris pour les commandes publiques de la SNCB.
Des entreprise du centre furent ainsi obligées de céder leurs propres commandes à Bruges, faute de garanties bancaires...
Plus qu'un choix « communautaire », c'était de toute évidence – comme toujours - un choix de gros sous ! Comme quoi « non, non, rien n'a changé... »
DEJA DES « SANCTIONS »: LE BOYCOTT DE L'URSS ET DE LA CHINE
Mais , il faut aussi le souligner , à une époque où les sanctions économiques pour raisons politiques sont à nouveau à la mode (contre L'Iran, la Russie, Cuba, la Syrie après l' Irak sous l'égide de l'Union Européenne et des Etats Unis) , la Franco Belge ( devenue par la suite Anglo Germain) s'est vu imposer – comme tous les constructeurs ferroviaires des boycotts de commandes venant des pays de l'Est : dés 1948, les licences d'exportation pour une commande venant d'Union Soviétique de 4000 wagons basculants furent refusées , de même que de nombreux projets pour les pays de l'Est .
En 1955, une commande de locomotives-tenders pour la République Populaire de Chine , représentant 18 mois de travail pour 700 ouvriers était interdite.
FERMETURE, RESISTANCE , OCCUPATION D'USINE
Le déclin voulu et programmé de l'industrie ferroviaire du Centre aboutit en mars 1967 à l'annonce de la cessation d'activité , par demande d'un concordat judiciaire , de l' Anglo - Germain qui occupait encore 450 ouvriers et employés, et à la brutale remise des préavis de licenciements initialement prévue pour le 30 mars
Manifestation du 8 mai 1967 à LA LOUVIERE |
Après plusieurs manifestations dans
les rues de La Louvière, contre la menace de fermeture, puis pour le
retrait de tout préavis,après une pré - occupation de 24h par la
délégation syndicale, après une grande manifestation régionale à
La Louvière de plus de 20000 personnes, le 8 mai 1967,
« le 16 mai 1967 à 7heures
du matin, les travailleurs décident en Assemblée générale d'
occuper l'usine, avec comme objectif n°1 le maintien de l'activité
Immédiatement le gouverneur en
est averti, pour l'assurer du calme et de la discipline des
travailleurs et lui demander d'éviter toute présence et
intervention des forces de l'ordre.
La direction de la centrale des
métallurgistes, avertie eut cette phrase : « Vous êtes
tombé sur la tête , Couteau »
L'occupation , manifestement,
n'était pas souhaitée par les directions de la centrale .
Lors d'une assemblée des forces
vives de la région du Centre, le discours dominant était :
« Ce sont des épaves industrielles, il n'y a rien à faire. »
On leur répondait : « avec
une volonté politique, on peut les renflouer ; vous êtes
responsables de ces « épaves » ( entretien avec Marcel Couteau)
Le point n°1 de l'occupation était
un plan de relance de l'activité de l'usine, avec mise sous
séquestre si nécessaire.
Et ensuite bien sûr l'assurance du
maintien de tout emploi et d'autres revendications sur le
reclassement de tous les travailleurs dans la région.
Ils sont allés à Bruxelles,
rencontrer le gouvernement, ( ministre Servais) qui escamotait le
point 1 et le 1er ministre Van den Boeynants.
Durant l'occupation , les travailleurs
– par la voix de leur délégué principal Marcel Couteau – le
convoqueront , à venir se rendre compte sur place et le premier
ministre se rendra à l'usine.
Le point clé de l'occupation était
bien sûr – comme dans tout combat contre les fermetures – l'
espoir du maintien de l'activité avec des accords écrits et signés.
C'est ainsi qu'à 2 reprises les
travailleurs , par vote secret , refuseront les promesses du
gouvernement .
Le jeudi 18 dans la nuit, malgré le
report des préavis et de la fermeture éventuelle et la promesse de
commandes de wagons supplémentaires la proposition est refusée 165
voix contre 66.
Les travailleurs se méfient des
promesses !
Le vendredi 26 , ce vote sera confirmé
par 154 voix contre 116 ; les travailleurs veulent des
engagements écrits .
Il faut se rendre compte qu'il y avait
un formidable mouvement de solidarité dans toute le région et dans
toute la Wallonie. »
UN FORMIDABLE
MOUVEMENT DE SOLIDARITE
Dés le 17 mai, les délégations
massives se pressent devant les grilles de l'usine occupée :500
travailleurs des ateliers du Thiriau en bleu de travail , 500
du Longtain , en chantant l'Internationale, multiples délégations
de Boël , - ils sortent, parfois la nuit, en casque blanc à
plusieurs centaines pour aller à l' Anglo.
Tout le personnel communal de La
Louvière, des délégations des ACEC de Charleroi, qui
manifesteront en masse quelques jours plus tard à Charleroi,
délégations de métallos du Borinage ou de Liège ,des travailleurs
des faïenceries, enseignants CGSP du Centre , de Bruxelles., arrêts
de travail des traminots.
Le 19 mai, 4000 travailleurs de
Cockerill - Ougree arrêtent le travail et manifestent dans les
rues de Seraing.
Le dimanche, une délégation de
mineurs limbourgeois de Zwartberg arrive à La Croyère
pour expliquer que malgré les accords signés sur leur reclassement
après la fermeture, 1200 d'entre eux étaient toujours sans emploi.
Les ACEC CHARLEROI manifestent |
Et dans la 2ème semaine, dés le lundi
22 mai, le mouvement s'élargit , c'est d'abord une grève
générale de 24 h des métallos du Centre, avec manifestation
devant l' Anglo- Germain:15 à 20000 travailleurs défilent devant
l'usine occupée.
« On ne crie pas, mais un chant
s'élève inlassablement, l' Internationale ; des drapeaux noirs
comme
celui fiché sur l'usine ; jaunes
avec un coq rouge , comme en 60-61.
Pendant plus de 45 minutes, le flot des
manifestants défile ; Les trains Bruxelles – La Louvière
sont bloqués pendant plus d'une 1/2 heure.
Des pancartes peu nombreuses :
« halte aux faux reclassements, mise sous séquestre »
L'après midi , ce sont les mères
, épouses et fiancées des occupants qui parcourent les rues de
La Louvière portant des drapeaux noirs et des calicots réclamant du
travail pour leur mari et le sauvetage de la Wallonie.
Et le mercredi 24, c'est toute la
métallurgie du Hainaut, suivie par celle de Liège et de Namur,
qui arrête le travail pendant une heure. Et une entreprise liégeoise
Bailly Mathot , menacée de fermeture, part ,elle aussi, en
occupation.
Les jours suivants, les entreprises
métallurgiques tenaient assemblée. Dans certaines, on vote des
résolutions appelant à la vigilance : »si les promesses de
reclassement n'étaient pas tenues, il faudrait généraliser les
occupations d'usine .»
La situation devenait explosive en
cette fin mai 1967.
SYNDICAT , COMITE DE
DEFENSE
L'occupation
était gérée par un Comité de défense.La colonne vertébrale en
était bien sûr la délégation syndicale FGTB et son délégué
principal Marcel Couteau.
Dans
son orientation syndicale, il a voulu promouvoir la démocratie
syndicale en s'opposant à ce qui était « la magouille
permanente » pour désigner le président de la délégation.
C'est
ainsi qu'il a voulu en 1967 élargir le poll des élections sociales
pour désigner les candidats, réservé en principe aux seuls
syndiqués FGTB, à tout le personnel , quelle que soit l'étiquette.
De
même, il s'est opposé à la guerre permanente entre FGTB et CSC,
venant aussi de la direction droitière et sectaire de la Centrale
des Métallurgistes et il promouvait le Front Commun.
Mais,
explique celui ci, « lors des élections sociales, la CSC avait
perdu son siège ouvrier, la FGTB récoltant l'ensemble des sièges.
Pour maintenir l'unité de tous les travailleurs et associer la CSC
au combat, nous avons créé ce comité de défense. «
D'autre
part, dans le Comité de défense, participaient aussi des cadres qui
soutenaient le mouvement.
C'est aussi dans cet esprit d'ouverture que le Comité de défense organisa le dimanche matin une messe dans l'usine dite par l'abbé Monnom, aumônier de l'action sociale.
LA FIN DE L'OCCUPATION,
LA « PAIX ARMEE » et LA FIN DE L'ANGLO
La situation fin mai était donc explosive dans la région et dans toute la Wallonie, nous l'avons vu;
Le samedi 27, le Front commun des délégués des centrales des métallurgistes, qui avait largement mobilisé les métallos de la région met subitement un coup d'arrêt en déclarant que "plus aucun travailleur, ni délégation ne sont autorisés à provoquer des arrêts de travail dans leur entreprise sous prétexte de solidarité ; cette façon d'agir dépopularise le conflit ...."
Le gouvernement signe alors un
engagement écrit.
Mais , en fait, aucune garantie de
continuation de l'activité n'est donnée, - elle sera laissée à
l'initiative et à l'appréciation patronale en cas de concordat
judiciaire. Le choix de la vie ou de la mort est donc laissé à
l'initiative privée qui , pourtant, a déjà tellement failli dans
ce dossier :
« si le concordat est accordé,
le gouvernement est disposé à soutenir au maximum l'effort des
dirigeants qui accepteront de poursuivre les activités de
l'entreprise »
Et d'autre part : »tenant
compte des commandes supplémentaires de wagons, permettant aux
industries de la région d'employer du personnel en plus grand
nombre, les industries s'engagent en totalité à reprendre le
personnel ouvrier d'Anglo – Germain. » ( avec une garantie
d'emploi d'un an)
On a donc ,un mix d'une problématique continuation
de l'activité sur le site et d'un reclassement immédiat dans
les entreprises voisines par l'augmentation des commandes publiques.
La mise sous séquestre n'est
pas envisagée.
Marcel Couteau déclarait : « sous
l'impulsion des délégués de base, un mot d 'ordre nouveau est
apparu : la mise sous séquestre.A mon avis, il va faire son
chemin. Il est bien accueilli dans d'autres entreprises, et chez
nous, même le personnel de cadre y est favorable.
L'origine remonte à une loi de 1944
qui condamnait les patrons collaborateurs pour incivisme
économique;ce qui se passe aujourd'hui peut être mis sur le même
pied : ,incompétence patronale, manque de civisme vis à vis de
la communauté. » (interview à La Gauche )
« Cette solution permettrai la
continuation de l'activité, et serai moins coûteuse que la
fermeture elle même »préconisait le nouveau directeur nommé
en juin 1966, et qui était resté avec les grévistes. Il
préconisait une mise sous séquestre avec « un comité de
gestion , incluant des délégués du gouvernement et des syndicats » ( Combat n°23 1967)
Quoi qu'il en soit, le jeudi 1er
juin,après 17 jours d'occupation l'assemblée des grévistes
accepte majoritairement (167 pour contre 65) le protocole gouvernemental ,et décide de
lever l'occupation dés le lendemain 2 juin.
Tout en « réclamant la
continuité des activités de l'entreprise » et en « décrétant
pour les jours à venir un état de paix armée. »
Pour eux, il est possible de sauver le
site par de nouvelles commandes . Ils ne veulent pas d'un
nouveau « scandale Gilson » , du nom de la grande
entreprise sidérurgique fermée en 1966 et où des travailleurs
reclassés dans un premier temps, avaient à nouveau été licenciés.
Mais rien n'y fit. « En effet,
malgré l'acceptation du concordat, le 8 juin, le gouvernement
faisait savoir que l'absence d'offre valable, assurant la continuité
des activités de l'entreprise ne lui permettait pas de tenir son
engagement. »
En février 1968, Germain Anglo , ou
l'Anglo Germain – les 2 noms existaient , fermait définitivement
ses portes.
En 1969, le site était racheté par
une société spécialisée dans la construction d'hyper marchés et
le 17 décembre 1970, SAR le prince Albert de Belgique inaugurait le
centre commercial du « Cora City ».
S'ils n'ont pas réussi à sauver l'activité, ils ont néanmoins forcé le gouvernement à élargir les obligations en cas de fermeture - ce qui deviendra le Fond de fermeture - pour protéger les droits des travailleurs licenciés.
Et surtout ils ont donné une démonstration de la force de la solidarité ouvrière et ils ont mis à l'ordre du jour l' action ouvrière collective par l'occupation d'usine.
MARCEL COUTEAU
Marcel COUTEAU, le leader incontesté
de l'occupation d'Anglo Germain a aujourd'hui 84 ans.
Il est issu d' une famille ouvrière .
Le grand père paternel était mineur de fond, socialiste des années
1886, et son grand père maternel , décédé à 48 ans, travaillait
chez Boël.
Ses parents avaient été Partisans Armés, et son père conseiller communal communiste à Houdeng père a été un résistant actif
Ses parents avaient été Partisans Armés, et son père conseiller communal communiste à Houdeng père a été un résistant actif
Il commence à travailler à 14 ans
dans une entreprise de matériel roulant de 1500- 2000 travailleurs,
les Etablissements Goldschmidt ( ou encore FUF).
Puis il entrera à La Franco Belge –
qui deviendra par la suite Anglo Germain.
En
1947, il adhère au Parti Communiste, auquel il est depuis lors resté
fidèle.
Il considère que pour des militants
communistes d'entreprises, la lutte de classe ne s'arrête pas aux
portes des usines ; mais doit s'ancrer aussi localement.
C'est ainsi que Marcel Couteau
deviendra conseiller communal sous le sigle UDP (union des
progressistes) ,en alliance avec le PS et d'autres dans sa commune
du Roeulx – et ce depuis 1970 - soit 8 mandatures
Il sera aussi , dans ce cadre ,échevin
et bourgmestre ; il est toujours aujourd'hui conseiller UDP
dans l'opposition.
Il
sera aussi élu député du Parti Communiste en 1968 et réélu en
1971.
Sources:* Rencontre avec Marcel Couteau , mai 2017
* "L'Anglo- Germain 1967- l'actualité d'une lutte qui a eu 30 ans" - 1997 fondation Jacquemotte.
*"La région du Centre" Courrier hebdomadaire du CRISP -1969/12
* Combat hebdo du MPW n°20-21-22-23- 1967
* la Gauche
* La Voix du Peuple
* Marcel Couteau :https://fr.wikipedia.org/wiki/Marcel_Couteau